« Un monstre et un chaos » : une histoire de rêve et de ténèbres

Hubert Haddad a placé l’action d’Un monstre et un chaos dans le ghetto de Lodz, où des juifs ont cru pouvoir négocier avec les nazis.

Laura Alcalaï  • 3 septembre 2019 abonné·es
« Un monstre et un chaos » : une histoire de rêve et de ténèbres
© crédit photo : Ulf Andersen/Aurimages/afp

De 1939 à 1944, dans la Pologne envahie par les nazis, se met en place un étrange arrangement. À l’intérieur du ghetto de Lodz, entre le notable de la communauté juive, Chaïm Rumkowski, et un représentant du Reich, Hans Biebow, ce sera esclavage contre survie. Les juifs échapperont à la déportation s’ils consentent à faire profiter le régime nazi de l’excellence de leur travail et de leur sens de l’auto-organisation.

Pour Rumkowski, grotesque « roi des juifs », mélange de naïveté, de roublardise et d’orgueil, il va de soi que ce marchandage sordide doit être accepté. Il découvrira néanmoins que l’entreprise destructrice du régime nazi ne connaît pas de limites à l’horreur et à la transgression, et que rien ne peut arrêter la machine infernale qui conduit à la mort. Surtout pas un marché de dupes entre la victime et le bourreau.

À partir de ce contexte historique, Hubert Haddad, mêlant figures historiques et personnages de fiction, nous entraîne dans ce monde infernal, monstrueux et chaotique, où la résistance s’organise non pas sur un mode insurrectionnel, comme dans le ghetto de Varsovie, mais sur l’obsédante nécessité de survivre et l’obstination à penser et à rêver pour témoigner d’un reste d’humanité. À l’image de ce photographe, Henryk Ross, qui, sous le couvert d’un travail officiel au bureau des identités et de la propagande, prend d’innombrables clichés de ce que fut la vie dans le ghetto. Ou de ce professeur qui imprime dans la clandestinité un journal d’information que ses camarades font circuler au prix de mille dangers. Pour garder l’espoir que cet enfer aura une fin, qu’une autre face du monde existe quelque part, tenter d’échapper à l’aliénation et au néant.

Le récit est traversé par la figure d’Alter, ce gamin perdu arraché à son double, à son identité, celui qui refuse de porter l’étoile jaune et finit par trouver refuge chez Maître Azoï, le vieux marionnettiste, qui, certains soirs, offre à son public affamé et vêtu de guenilles la sublime illusion de ses poupées de bois. Alter ou Ariel – ou Jean Mathieuszat, ainsi qu’il a été nommé après un court séjour dans une institution catholique – ne sait plus rien de lui-même, sinon qu’il désire se cacher, échapper à la machine de mort, sculpter sa propre effigie et la mettre en scène pour ne pas mourir. Sera-t-il l’un des rares survivants du ghetto ou fera-t-il partie, comme Chaïm Rumkowski, de l’un des derniers convois vers Auschwitz en août 1944 ?

Hubert Haddad nous entraîne dans ce récit envoûtant où le lecteur se défait aussi de lui-même. Il s’interroge : « Comment la vieille Europe a-t-elle pu se trouver prise en otage et mise à mal abominablement au siècle dernier ? Oubliera-t-on jamais les mille et cent, les millions d’enfants du ghetto qui parlaient yiddish, cet espéranto d’exil où les langues allemande et hébraïque s’éprennent l’une de l’autre, mêlées d’apports slaves et d’intonations latines ? »

Haddad cite Pascal : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos ? » Pour l’auteur des Pensées, seule la religion peut être un recours face à la monstruosité. Pour Haddad, « la monstruosité et le chaos guettent un monde privé de lieu, de recours à l’altérité, seule transcendance digne de foi, un monde d’endoctrinement et de terreur où l’individu mystifié rejette son appartenance à l’humaine condition au point d’en vouloir détruire les âmes et les visages ».

L’écrivain, qui a déjà derrière lui une œuvre considérable, couronnée de plusieurs prix, dont le Renaudot du livre de poche en 2009 pour Palestine, met une fois de plus en lumière la langue magnifique qui est la sienne et la singularité de son univers.

Un monstre et un chaos, Hubert Haddad, Zulma, 368 pages, 20 euros.

Littérature
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