Écharpes bleu-blanc-jaune

Malgré les dotations de l’État en baisse et une déconsidération de leur fonction, des maires se sont investis dans le mouvement des gilets jaunes. Jusqu’à donner des idées pour les municipales.

Agathe Mercante  • 30 octobre 2019 abonné·es
Écharpes bleu-blanc-jaune
© Manifestation de gilets jaunes devant la mairie d’Ales, dans le Gard, le 18 mai 2019.Benjamin Polge/Hans Lucas/AFP

En affichant, le 16 novembre 2018, un gigantesque gilet jaune sur le fronton de sa mairie de Morbecque (Nord, 2 500 habitants), Jérôme Darques (divers droite) avait frappé fort. « Je voulais montrer à mes administrés que je comprenais leur exaspération. » Si tous les maires ne l’ont pas imité, ils sont nombreux à avoir affirmé comprendre le mouvement des gilets jaunes. Les faux cadeaux d’Emmanuel Macron, un « grand débat » téléguidé aux effets qu’on attend toujours et des violences policières plus tard, ces élus constatent le même malaise dans la société et s’interrogent toujours sur les suites à apporter au mouvement. « Les élus locaux ont été à certains moments des capteurs de cette souffrance », indiquait Romain Pasquier, politologue, dans une interview à La Gazette des communes, le 6 décembre 2018. Dès l’automne, au congrès annuel de l’Association des maires de France, ils avaient pourtant tiré la sonnette d’alarme, dénoncé la baisse des dotations aux collectivités et l’hyper-centralisation du gouvernement. « Nous avons relayé les problèmes : la disparition des services publics de proximité, des services de santé, des postes, des trésoreries, la baisse du pouvoir d’achat… » se souvient Pierre-Jean Zannettacci, maire socialiste de L’Arbresle (Rhône, 6 400 habitants). Et pour quelles réponses ? « On n’a pas été entendus par le gouvernement. »

Le bilan comptable des gilets jaunes

Paradoxalement, le mouvement des gilets jaunes a obtenu des concessions qu’aucun mouvement social n’a été capable d’arracher ces dernières années, mais son bilan demeure plus que mitigé. Cela tient à la nature de la réponse apportée par le président de la République. En deux temps, le 10 décembre 2018 et le 25 avril 2019, Emmanuel Macron a annoncé une hausse de la prime d’activité (plus rapide que prévu), une baisse de l’impôt sur le revenu pour les bas salaires, la défiscalisation des heures supplémentaires et la réindexation des petites retraites sur l’inflation. Des mesures palliatives qui ne s’attaquent pas à la nature inégalitaire de la politique économique du gouvernement et accentuent au contraire ses effets indésirables. La prime d’activité permet en effet aux employeurs de continuer à sous-payer leurs salariés et les baisses d’impôt pour les bas salaires seront, in fine, financées par des coups de rabot sur les politiques de solidarité, accentuant ainsi les inégalités.

Ces mesures d’un coût total de 17 milliards d’euros n’ont d’ailleurs pas donné lieu à un impôt nouveau. Loin de redistribuer les richesses, elles alourdiront donc l’austérité budgétaire. L’Assemblée nationale vient également d’adopter, dans le cadre de l’examen du budget 2020, une mesure consistant à laisser couler le déficit de la Sécurité sociale pour ne pas avoir à compenser ces promesses. Le mouvement des gilets jaunes n’a pas non plus empêché une réforme de l’assurance-chômage d’une brutalité inédite, qui entre en vigueur ce 1er novembre, ni la poursuite des privatisations.

Erwan Manac’h

La crise, les maires l’avaient pourtant vue venir. En témoigne Alain Lacoste, maire de Saint-Julien-du-Serre (Ardèche, 875 habitants), révélé par le film de François Ruffin J’veux du soleil. Début novembre 2018, il écrivait à ses administrés dans le bulletin municipal : « Et en politique, il va naître quand, le fabricant de bonheur ? Le politique qui veille sur l’intérêt des populations ? Qui respecte le travailleur et son œuvre ? Le politique qui va demander aux 500 familles les plus riches de ne plus se gaver de profits financiers ? » Ce sentiment de déclassement, cette colère contre des mesures perçues comme injustes en faveur des plus fortunés, beaucoup d’élus locaux les ont rapportés. Sans que ce soit suivi d’effets. « En fait, le mouvement des gilets jaunes, c’est la réponse aux propos violents d’Emmanuel Macron sur ceux qui “ne sont rien” », analyse Éric Piolle, maire Europe Écologie-Les Verts de Grenoble (158 000 habitants).

Des représentants méprisés

Un an plus tard, il y a les maires qui se défendent d’avoir un jour placé un gilet jaune sur la plage avant de leur véhicule. Et puis il y a ceux qui ont tenté, avec leurs moyens, leurs armes, d’apaiser la colère de leurs administrés et d’y répondre… « Emmanuel Macron n’en a rien à foutre des gilets jaunes, il n’a aucune empathie pour eux, estime Alain Lacoste. Est-ce qu’il a répondu à ceux pour qui la fin du mois commence le 5 ? » À ce mépris du pouvoir macroniste pour les manifestants s’ajoute celui pour les élus des communes rurales… et des plus grosses. « Le message, c’est “on n’est pas faits du même bois”, explique Éric Piolle. Je me souviens d’un repas à la préfecture avec un ministre et des parlementaires de la majorité qui nous parlaient comme si nous, les élus des collectivités, nous n’étions là que pour mettre en place la politique gouvernementale. Nous leur avons répondu que nous n’étions pas leurs opérateurs. » Même sentiment chez Sabine Girard, élue en charge de l’environnement et de la gouvernance au sein de la mairie à gouvernance collégiale et participative de Saillans (Drôme, 1 200 habitants) : « On nous transmet les évolutions réglementaires sans aucune pédagogie, les services de l’État nous imposent des choses sans même nous expliquer pourquoi. Alors on les applique, mais ça donne aux administrés le sentiment que les élus locaux les manipulent et leur cachent des choses… »

La réponse du gouvernement se fait encore attendre. La modification de la loi NOTRe (1) de 2015, via la loi « engagement et proximité », vient tout juste d’être adoptée par le Sénat et doit encore passer devant l’Assemblée nationale. Elle permettra aux élus locaux de regagner quelques-unes des compétences perdues. « Les maires ont des pouvoirs assez faibles », constate Romain Pasquier. Le « grand débat », déclenché par le gouvernement pour éteindre les braises et recréer du lien, n’a rien résolu. Loin de rapprocher les élus locaux de leurs électeurs, la méthode adoptée par Emmanuel Macron de s’inviter aux réunions n’a pas été du goût de tous. « Ce bras de fer avec le pays m’a mis très mal à l’aise, il donnait l’impression de vouloir prendre les Français un par un pour les retourner comme des crêpes », glisse Éric Piolle.

Recevoir et écouter

Dans beaucoup de communes, les cahiers de doléances mis à disposition sont restés vides. « Les habitants ont déjà dit ce qu’ils avaient à dire », résume Sabine Girard. Et puis cette colère n’était pas tournée vers les maires. « Ils sont les élus les moins rejetés par les gilets jaunes, rappelle Romain Pasquier. Ils jouent parfois plus le rôle d’assistants sociaux que de représentants. » Alain Lacoste abonde : « La fonction première d’un maire, ce n’est pas de remplir les tâches administratives, c’est d’être auprès des gens. » Alors, pour apaiser la colère des gilets, ils se sont faits médiateurs, comme à Grenoble – « Nous avons négocié avec la préfecture et nous proposions du café dans le hall de l’hôtel de ville pour ceux qui restaient dans le froid sur le parvis » (Éric Piolle) ; auditeurs, comme à L’Arbresle – « Nous avons augmenté le nombre de réunions publiques » (Pierre-Jean Zannettacci) ; ou même revendeurs, comme à Saint-Julien-du-Serre – « Nous avons lancé un groupe d’achat pour le fioul, une sorte de marché public et nous avons réussi à obtenir une réduction de 6 centimes d’euro par litre de fioul ! Pour une cuve, ça fait une économie de 70 euros » (Alain Lacoste). Mais au-delà des actions concrètes, c’est avant tout d’une écoute qu’ont besoin les habitants des petites communes. « Recevoir et écouter, c’est déjà beaucoup », explique le maire ardéchois.

Parfois, il leur faut aussi s’armer de courage pour trouver des solutions au problème majeur dans la « diagonale du vide » : le chômage. « Quand un citoyen me dit qu’il ne trouve pas d’emploi, je décroche mon téléphone et j’appelle les entreprises de la région », explique Jérôme Darques. Ancien porte-parole des gilets jaunes de la région de Clermont-Ferrand, Olivier Murin en a même fait son cheval de bataille pour les municipales de mars 2020, où il espère présenter une liste citoyenne à Aubière (Puy-de-Dôme, 10 000 habitants). « Il faudrait que la mairie recense les demandeurs d’emploi, crée une base de données et envoie des CV à chaque fois qu’un emploi chez un commerçant ou un artisan de la ville est vacant », propose-t-il, invitant tous les gilets jaunes de France à présenter une liste dans leur commune. Idée qui pourrait en inspirer beaucoup, quand on sait que 49 % des maires affirmaient l’an dernier ne pas souhaiter rempiler en 2020 (2). Dans l’Indre, le collectif des gilets jaunes a appelé tous les élus du département à « faire appliquer une politique délibérative » et à prendre « l’exemple de Saillans, dans la Drôme, afin que les citoyens soient dans les décisions des élus, en construisant celles-ci, dans des commissions, sans s’attribuer de façon autoritaire la paternité de cette décision ». À Saillans, depuis l’arrivée du projet co-construit par les citoyens en 2014, la mairie indique avoir reçu plus de 800 visites, dont certaines de comités de gilets jaunes, pour s’inspirer de ses pratiques.

(1) « Nouvelle organisation territoriale de la République ».

(2) Enquête du Cevipof, effectuée auprès de 4 657 maires, en 2018.