« Joker », de Todd Phillips : le rire qui tue

Dans Joker, Lion d’or à Venise, Todd Phillips met en scène le clown ennemi de Batman sous les traits d’un psychopathe fragile et terrifiant.

Christophe Kantcheff  • 8 octobre 2019 abonné·es
« Joker », de Todd Phillips : le rire qui tue
© photo : Joaquin Phoenix livre une performance bluffante. crédit : Warner

Si le rire est le propre de l’homme, il l’est aussi jusque dans sa folie. Atteint de troubles psychiques, Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) est gagné par un rire compulsif quand un malaise lui vient. Son job : clown de rue à Gotham, une ville ressemblant à un New York pas tout à fait contemporain.

Le film commence par une séquence brutale et pathétique. Alors qu’Arthur fait son métier, exhibant une pancarte publicitaire, des enfants la lui volent et se mettent à courir. Il les poursuit mais, une fois engouffrés dans une sombre ruelle, les gamins parviennent à le mettre à terre et le rouent de coups. Autant dire que cet homme est d’abord un être vulnérable. Il est aussi terriblement inquiétant. Joaquin Phoenix, très amaigri par rapport à ses derniers rôles, a des faux airs d’Antonin Artaud. Le regard perçant, pénétrant jusqu’aux tréfonds du néant.

Arthur a des rêves inaccessibles. Il aimerait réussir une carrière de comique et être invité dans l’émission télévisée de Murray Franklin (Robert De Niro). Mais, quand il s’adonne au stand-up, il est le seul à rire. Il vit sous le même toit que sa mère (Frances Conroy), qui le surnomme Happy. Arthur fantasme également une histoire d’amour avec sa voisine de palier (Zazie Beetz). Il la suit un jour jusque dans les quartiers d’affaires où elle travaille. Ce n’est pas très loin qu’Arthur devient Joker : grimé en clown, il se retrouve seul dans une rame de métro avec trois prétentieux aux allures de traders, arrogants et grossiers. Le clown détient un revolver que lui a donné un de ses collègues après son agression par les enfants. Il finit par en faire usage contre les trois importuns.

Joker est une figure célèbre de la culture populaire aux États-Unis, un personnage de « super vilain » qui apparaît en tant qu’ennemi juré de Batman dans les comics des années 1940. Todd Phillips dévoile l’homme qui se cache derrière son grimage, un psychopathe, un individu relégué à cause de son handicap, non dénué de périodes de lucidité. Arthur dit ainsi : « Ce qu’on demande aux fous, c’est de se conduire comme tout le monde. »

Joker intègre aussi dans son intrigue une dimension sociale. D’abord, dans une scène du début, la psychiatre qui suit Arthur lui annonce qu’elle ne peut plus le recevoir. Les crédits publics de son service sont coupés. « Les gens comme vous ne les intéressent pas, dit-elle à Arthur, les gens comme nous non plus d’ailleurs. » Cette séquence recouvre une réalité flagrante dans les grandes villes occidentales : les SDF ou les détenus atteints de troubles psychiques, qui ne devraient être ni dans la rue ni en prison, sont légion. Arthur est livré à lui-même, d’autant qu’il perd son travail. Il a encore un endroit où habiter, mais c’est avec sa mère, elle-même malade mentale, qui l’entraîne dans un de ses délires sur l’identité de son père.

Par ailleurs, le fait qu’Arthur ait abattu trois représentants des élites économiques a entraîné un mouvement de sympathie envers le tueur, dû à un vif ressentiment envers les classes aisées. « À mort les riches ! » devient un slogan politique auquel se rallient des hordes de manifestants et qui fait la une des journaux. On vise notamment le richissime candidat à la mairie de Gotham, auteur d’une déclaration prompte à mettre le feu aux poudres : « Ceux qui n’ont pas d’estime pour les personnes qui réussissent sont des clowns. » D’où des milliers de gens dans les rues grimés de la sorte.

Arthur, qui reste étranger à l’interprétation politique de son geste, est plus qu’un fou potentiellement dangereux. Joker en fait le symbole de la part sombre et diabolique de nos sociétés de l’argent et du spectacle (la télévision joue un rôle important ici, dans la lignée de La Valse des pantins, de Scorsese). Avec un peu trop d’effets, dont témoigne la bande-son par exemple, saturée de musique. Todd Phillips, plutôt habitué aux comédies (la trilogie Very Bad Trip), gonfle parfois inutilement son film aux amphétamines. Question de performance. Celle de Joaquin Phoenix, il faut le reconnaître, est bluffante.

Joker, Todd Phillips, 2 h 01.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes