La morale chrétienne au service du « colonialwashing »

L’exemple des conquistadors montre que la restitution des biens mal acquis au nom d’une théologie morale peut aussi renforcer les rapports de domination coloniale.

Aliocha Maldavsky  • 30 octobre 2019
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La morale chrétienne au service du « colonialwashing »
© En 1552, Bartolomé de Las Casas recommande la restitution des biens des Indiens.AFP

Le 23 novembre 2018, le juriste Felwine Sarr et l’historienne de l’art Bénédicte Savoy ont rendu le « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle ». Ils définissent les principes et les modalités pratiques possibles d’une restitution de biens culturels « mal acquis » par les empires coloniaux européens des XIXe et XXe siècles aux États et populations d’Afrique. Prenant acte de réclamations énoncées par quelques pays africains, les auteurs proposent à l’État français des préconisations concrètes en matière de restitution. Le rapport ouvre de manière salutaire la boîte de Pandore du statut des œuvres entrées dans les musées européens dans des circonstances douteuses, voire illégales. Même s’il n’a pas la précision espérée par les historiens et les anthropologues, suscitant des débats, le texte a le mérite d’exister.

Cons de tous les pays…

Si l’on est généralement assez au fait de l’actualité de la connerie et de son caractère universel, on ignore en revanche tout de son histoire, et même qu’il était possible d’en écrire une. C’est chose faite désormais avec ce petit livre plutôt réjouissant, parfois drôle mais souvent très sérieux, où l’on navigue, entre les pharaons, le bouddhisme et la Bible, aux pays des cons. La connerie serait-elle le moteur de l’histoire ? s’interroge Jean-François Marmion. La question est semi-grave. Bien sûr, derrière le mot lapidaire de « connerie », il y a surtout les erreurs, errances, mauvais choix, passions délirantes… Tout ce qui a pu faire basculer le monde dans des dimensions plutôt macabres. Et si poser des mots sur la connerie permettait d’y remédier quelque peu ?

Laurence De Cock et Mathilde Larrère

Histoire universelle de la connerie Sous la direction de Jean-François Marmion, 489 pages, 18 euros.

La restitution n’est pas une nouveauté. Elle trouve son origine dans le christianisme et a été mise en œuvre dans l’empire colonial espagnol d’Amérique dès le XVIe siècle par les conquistadors et leurs confesseurs. Remontons à 1552, dix ans après les Lois nouvelles, qui protègent les Indiens en limitant leur exploitation et lavent la conscience de Charles Quint. Se sentant trahis, les conquistadors des Andes ripostent avec une violente rébellion et défendent la conquête commencée en 1532. Le roi cède. En 1552, Bartolomé de Las Casas, lobbyiste dominicain à la cour et défenseur des Indiens, publie un manuel pour les confesseurs de conquistadors consacré au septième commandement sur le vol, inspiré des théologiens médiévaux. Il recommande la restitution des biens mal acquis auprès des Indiens, car les guerres de conquête sont injustes au regard du droit des gens. Comme les pillages sont un péché, Las Casas construit une véritable dentelle pénitentielle, où la théologie morale permet de régler au cas par cas ce que la loi du roi peine à résoudre.

Rapidement, les prélats dominicains des Andes adaptent ses thèses pénitentielles au contexte local. Car au pillage s’ajoutent le prélèvement abusif de taxes, le détournement de la part dévolue au culte, véritable fraude fiscale. En effet, en échange du prélèvement d’un tribut, les conquistadors devaient veiller à évangéliser les Indiens. Ne pas le faire, c’était léser Dieu, le roi et son fisc. Méfiants, les conquistadors justifient leurs actes au titre de la bonne foi. Convaincus de combattre des « infidèles », ils pensaient avoir le droit de les dépouiller. Mais, dans le doute, mieux vaut restituer. Au XVIe siècle, on ne plaisante pas avec le Paradis. Dans les années 1550 et 1560, en échange de l’absolution, les conquérants en fin de vie se confessent donc et restituent à leur manière devant notaire : argent, rentes, exemption de taxes, messes pour la conversion, fondation d’hôpitaux pour Indiens, fonds pour le culte, achat de cloches, dons de bétail espagnol. Sans se ruiner, ils calculent savamment leur geste, laissant les religieux gérer l’argent et les biens rendus dans des fondations pieuses.

Ces restitutions ont des conséquences importantes sur le terrain. Ainsi, le don fréquent de troupeaux de moutons, à titre de restitution, permet d’imposer des animaux qui n’existaient pas dans les Andes, terre de camélidés. Le but est de faire travailler les villageois dans des ateliers textiles, pour vêtir les pauvres, payer le tribut et financer le culte. Instrument de l’impérialisme écologique et économique, la restitution renforce aussi les clercs, dans un espace vierge d’institutions catholiques. Elle se conçoit comme dispensatrice du salut, plaçant les Indiens dans une situation de dette spirituelle incommensurable.

Au-delà d’une victoire apparente de la théologie morale vis-à-vis des soudards de la conquête des Andes, la pratique de la restitution, grimée en charité, devient donc un instrument de pouvoir et renforce les rapports de domination entre les conquérants et les conquis. Il n’y a donc pas de restitution sans enjeux, ni dans les principes ni dans la pratique. En avoir conscience n’empêche pas les Européens de rendre aujourd’hui les corps et les objets mal acquis en Afrique.

Aliocha Maldavsky professeure d’histoire moderne (mondes américains) à l’université de Paris-Nanterre.

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