« Le Traître » : Paroles d’honneur (ou de donneur) ?

Dans _Le Traître_, Marco Bellocchio met en scène le premier repenti de Cosa Nostra, offrant un tableau grandiose d’une histoire italienne et de la mafia.

Christophe Kantcheff  • 29 octobre 2019 abonné·es
« Le Traître » : Paroles d’honneur (ou de donneur) ?
Tommaso Buscetta (au centre), remarquablement interprété par Pierfrancesco Favino.© Ad Vitam Distribution

La séquence d’ouverture est un petit chef-d’œuvre d’exposition : elle contient les germes de tout ce qui va suivre. Elle a en outre une dimension théâtrale, qui la rend tragicomique. Au début des années 1980, les deux branches rivales de Cosa Nostra sont réunies dans une villa. Leurs chefs ont décidé de conclure un pacte de non-agression. Quand ceux-ci sortent de la pièce où ils ont passé leur accord, tout le monde se retrouve pour une photo de famille, puis on laisse place à la fête. Mais l’ambiance est forcée, artificielle. Les sourires sont crispés. On dissimule mal les revolvers qu’on tient sous les vestes au cas où. Dans les mois qui viennent, les uns vont vite passer à l’action et se mettre à décimer les autres, ceux du camp de Tommaso Buscetta.

Le Traître. Un titre cinglant, qui désigne le personnage principal du nouveau film de Marco Bellocchio. Buscetta a réellement existé. Il fut le premier membre de la mafia à collaborer avec la justice italienne, dans les années 1980, entraînant le démantèlement de l’organisation criminelle sicilienne. Mais, chez le cinéaste de Buongiorno, notte, les choses ne sont pas aussi simples. La trahison est une question de point de vue, de même que la notion d’honneur qui y est adjointe.

Au cœur du film, on ne trouve pas les scènes d’action, qui intéressent modérément Bellocchio, mais la rencontre « au sommet » entre Tommaso Buscetta (Pierfrancesco Favino) et le juge Giovanni Falcone (Fausto Russo Alesi). Les deux jouent cartes sur table. Si leur situation n’était pas la leur, un magistrat face à un repenti, on devine qu’ils pourraient devenir amis. C’est ainsi que le cinéaste les voit, dans une série de tête-à-tête où les deux hommes se respectent parce qu’ils font preuve l’un et l’autre de courage. Buscetta est sensible à la manière dont Falcone élude toute parole sur les risques qu’il prend en s’attaquant à la mafia – et Bellocchio ne manque pas de montrer l’assassinat du juge, survenu quelques années plus tard. Le second mesure ce que représente pour le premier le fait de dévoiler les secrets de Cosa Nostra. Sans être complaisant pour autant : Falcone contredit vivement son interlocuteur quand celui-ci invoque un code d’honneur qui aurait existé au sein de la mafia.

Aux yeux de Buscetta, ce code a été trahi par ceux qui ont pris le contrôle de Cosa Nostra. Les meurtres de femmes et d’enfants par la mafia le révulsent. Il réprouve aussi la négation de « l’idéal » de l’organisation, loin de l’individualisme régnant : « Notre chose [Cosa nostra] s’est transformée en un chacun pour soi », dit-il. Auparavant, une forme de solidarité avait cours, en particulier envers les pauvres ; c’est pourquoi nombre de paysans du sud de l’Italie y ont adhéré, transmettant cette appartenance à leurs descendants. Buscetta s’y est ainsi « naturellement » retrouvé. Avec les criminelles contraintes y afférentes. Le cinéaste prend soin ainsi de faire apparaître le lien, certes pervers, entre la mafia et le social.

Remarquablement interprété par Pierfrancesco Favino, qui aurait pu décrocher un prix à Cannes en mai dernier, où Le Traître concourait, Tommaso Buscetta, est un personnage idéal. L’homme préfère les femmes et les plaisirs de la vie à la quête du pouvoir au sein de l’organisation. Et en transgressant la loi du silence, il est à l’origine du plus grand coup de filet que la mafia a eu à subir, aux répercussions considérables.

Pour autant, Marco Bellocchio n’en fait pas une figure héroïque, encore moins un nouvel agent du Bien. Il ne laisse aucune ambiguïté sur le fait que Buscetta fut un tueur, doublé d’un trafiquant. La scène d’un meurtre qu’il a commis naguère sert d’ailleurs de fil rouge au film. Cette scène atteste que sa conscience ne le laisse pas tranquille. Elle est surtout la preuve à l’écran qu’il a du sang sur les mains. Buscetta a dû se présenter plusieurs fois face à l’homme qu’il était chargé d’assassiner parce qu’il se refusait de le tuer quand celui-ci tenait son fils dans ses bras ou près de lui – voilà pour son code de l’honneur. Mais une fois le fils parti, au soir de son mariage, la voie pour Buscetta était libre…

Par ailleurs, le film laisse dans le flou les motivations du basculement de Buscetta dans la peau d’un repenti – un terme qu’il récuse. Sans l’intrusion de la police militaire chez lui, au Brésil, où il s’était réfugié, peut-être n’aurait-il jamais franchi le pas. Dans les geôles de la junte au pouvoir, au cours des années 1970, il est torturé puis extradé vers l’Italie. Ce qui est certain, outre qu’il assure la sécurité de sa femme aimée, c’est qu’il se venge ainsi du meurtre de ses deux fils commis par un de ses amis de la mafia, en qui il avait toute confiance. Sa morale reste liée à sa personne.

Il n’empêche qu’à partir du moment où il prend sa décision, Buscetta ne lâche rien. Bellocchio reconstitue le procès hors norme qui s’est déroulé à Palerme, où les inculpés de Cosa Nostra sont comme des lions en cage et tiennent la dragée haute à leurs interlocuteurs. Séquences impressionnantes, où « le traître » est confronté aux menaces, aux mensonges de ses ex-amis. Buscetta est un homme isolé, que seuls ses gardes du corps n’abandonneront pas. L’Italie se détournera même de celui qui, avec le juge Falcone, a fait tomber les têtes de la mafia, et aura le cran de mettre en cause l’ancien président du Conseil Andreotti – que le cinéaste se paye franchement au gré d’une scène pleine d’ironie.

Avec Le Traître, Marco Bel-locchio poursuit son œuvre d’investigation personnelle des institutions italiennes, officielles ou pas. Œuvre singulière, salutaire et, une fois encore, grandiose.

Le Traître, Marco Bellocchio, 2 h 25.

Cinéma
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