Père Mère Autrement ?

Un enfant n’a jamais eu besoin d’un couple parental hétérosexuel pour se développer harmonieusement. Il suffit de considérer la diversité des systèmes de parenté à travers les cultures et l’histoire.

Docteur BB  • 24 octobre 2019
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Père Mère Autrement ?
Peter Amend / Image Source / AFP

« Merci pour ce grand moment de démocratie ! » ; c’est ainsi que la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a exprimé sa satisfaction suite à l’adoption du projet de loi bioéthique en première lecture à l’Assemblée nationale, le mercredi 15 octobre. Quelques semaines auparavant, l’hémicycle avait déjà ratifié l’article 1er concernant l’élargissement de la procréation médicalement assistée aux femmes seules et aux couples homosexuels féminins, et les députés « progressistes » s’étaient alors félicités de cette « avancée sociétale majeure », n’ayant finalement pas suscité de débats très vifs tant les dés semblaient jetés d’avance.

Cependant, l’Académie nationale de médecine avait publié auparavant un avis à ce sujet : « la conception délibérée d’un enfant privé de père constitue une rupture anthropologique majeure qui n’est pas sans risques pour le développement psychologique et l’épanouissement de l’enfant ». Et les anti-PMA de « Marchons enfants » ont également pu manifester leur opposition renouvelée à cette évolution législative, à coup de slogans modernisés, comme par exemple « nos pères valent plus que vos profits ».

Ce débat éthique et social doit-il donc se cantonner à une opposition binaire et manichéenne entre « progressistes » tolérants et réactionnaires homophobes ? Encore faudrait-il déjà poser clairement les termes de la controverse, en évitant les amalgames ou les positions militantes et idéologiques. Une filiation sans père constitue-t-elle véritablement une rupture anthropologique ? Faut-il effectivement se préoccuper de l’évolution contemporaine des configurations familiales, ou s’agit-il d’une problématique biaisée masquant d’autres enjeux ?

Soyons d’emblée explicite : au-delà de la fécondation, un enfant n’a jamais eu besoin d’un couple parental hétérosexuel pour se développer harmonieusement. Il suffit pour cela de considérer la diversité des systèmes de parenté à travers les cultures et l’histoire des sociétés humaines, et d’appréhender toute la créativité dont ont pu faire preuve les organisations sociales pour instituer la filiation, pour socialiser et humaniser leurs descendants en les inscrivant dans une lignée. De fait, la famille est une dynamique groupale complexe, qui consiste en un feuilletage de différentes dimensions matérielles, juridiques, morales, relationnelles, affectives et symboliques. Ainsi, l’éducation d’un enfant est toujours une histoire collective, qui articule des aspects signifiants et des pratiques du corps, des représentations fantasmatiques tant individuelles que partagées à travers une groupalité élargie. Au fond, l’enjeu est de pouvoir articuler les aspects les plus incarnés du lien au nouveau-né avec les dimensions sociales et culturelles de son inscription dans un groupe, d’introduire du tiers au sein de la symbiose affective originaire et des soins charnels.

Comme le rappelle Maurice Godelier dans son ouvrage « Les métamorphoses de la parenté », être père et mère, c’est assumer des fonctions sociales différentes qui peuvent être largement détachées du sexe de celui ou de celle qui les assume. Et pour lui, jamais et nulle part les rapports de parenté et la famille n’ont été le fondement de la société humaine. Car ce qui fait société, ce ne sont jamais les rapports de parenté, même dans les sociétés tribales : ce sont les rapports politico-religieux. Ceux-ci englobent tous les groupes de parenté et leur octroient une identité et une unité communes.

Ainsi, s’il existe une forme de rupture anthropologique dans nos sociétés contemporaines, elle ne se situe pas principalement dans les évolutions de la place des pères, ce qui supposerait une extrapolation de la structure familiale bourgeoise et occidentale des siècles précédents comme modèle universel. Mais peut-être y a-t-il un véritable glissement civilisationnel en ce qui concerne une tendance à l’individualisation des rapports de parenté ainsi que par rapport à la désinstitutionalisation de plus en plus avancées du lien à l’enfant. Car celui-ci peut régulièrement se voir investi comme une appropriation personnelle, dans une économie exclusivement privée, et potentiellement marchandisable, sans rapport avec une appartenance groupale, sociale, symbolique et culturelle plus élargie. Et ce quelle que soit la configuration familiale d’un point de vue extérieur : cette « privatisation » de l’enfant, allant de pair avec un effacement du tiers, constitue sans doute un fait social global, qui s’insinue aussi bien dans les familles hétéroparentales « classiques » que dans les nouvelles configurations familiales.

D’après Pierre Legendre, « si la liberté a pris statut d’objet social idéal, aux traductions symboliques indéfiniment multipliées par le développement industriel, cette nouvelle condition de l’homme s’accompagne d’effets normatif en chaîne, d’abord dans l’ordre de la filiation, c’est-à-dire là où se joue l’arrimage du sujet à la loi de l’espèce ». En conséquence, l’individu peut désormais être sommé de s’instituer lui-même, ou en tout cas à travers un rituel enclos sur une sphère de plus en plus privatisée, et les impasses de cette autofondation sont alors susceptibles de produire les germes d’une « désubjectivation de masse ».

Ce qui paraissait jusque-là nécessaire dans l’institution des enfants, c’était une articulation complexe entre deux « polarités » parentales, que nous qualifierons, faute de mieux, de proximale/centripète et de distale/centrifuge : d’un côté, tout ce qui a trait à l’attachement affectif, aux besoins corporels primaires, à l’appropriation sécurisante, à la contenance, au contre soi, au peau à peau, à l’instinctif, à l’amour inconditionnel, exclusif et passionnel, à l’indifférenciation, etc. ; ce que, dans un contexte socio-historique particulier de différenciation genrée des positions parentales on a pu appeler « la fonction maternelle ». D’un autre côté, ce qui relève de l’inscription dans une filiation transgénérationnelle, dans un ordre symbolique, dans le social ; ce qui nomme, ce qui porte vers l’extérieur ; ce qui sépare ; ce qui triangule et immisce du tiers pour éviter la fusion ; ce qui interdit et régule ; ce qui initie à la Loi du groupe ; ce qui introduit la différence des sexes et des générations ; ce qui insinue le manque, l’incomplétude et la sexuation ; ce qui favorise l’autonomisation, l’éloignement, et rappelle que l’enfant n’appartient pas à ses géniteurs, etc. Ce que l’on a pu schématiquement rapporter à la « fonction paternelle ». Ces deux extrémités d’un même spectre dans les postures à l’égard de l’enfant ne sont en aucun cas reliées de façon mécanique à l’identité de genre ou au sexe biologique des parents. D’ailleurs, une même personne bien structurée sur le plan psychique peut tout à fait circuler entre ces différentes polarités vis-à-vis d’un enfant, ce qui renvoie à la notion de « bisexualité » psychique. Ainsi, la plupart des familles monoparentales s’en tirent très bien – et heureusement, puisque 25% des enfants en région parisienne vivent dans une telle configuration familiale. Car un parent seul peut tout à fait maintenir la représentation d’un espace tiers dans ses interactions avec l’enfant, lequel en vient dès lors à investir cette dimension d’altérité, cet « Autre de l’objet ». En pratique, toutes sortes de situation triangulées sont donc possibles avec un même parent. Et, de la même façon, les fonctions parentales peuvent très bien se diffracter sur un groupe, une organisation collective, au-delà de la conception très ethnocentrée de la famille nucléaire hétérosexuelle. « Quelles que soient les constellations familiales de la réalité, les relations intersubjectives sont triangulaires à partir du moment où l’enfant se distingue de sa mère et comprend que celle-ci est liée à d’autres » (Susann Heenen-Wolff).

Ainsi, la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval souligne « le contresens qui consiste à prêter au symbolique (amalgamé le plus souvent avec une mythique « fonction paternelle ») les caractères d’un ordre qui serait universel et échapperait à toute mise en perspective historique ». Cette collusion alimente vraisemblablement le désir de maintenir des formes familiales historiquement situées.

Par contre, le fait d’avoir deux parents de sexes différents ne garantit absolument pas l’articulation entre les polarités parentales distale/centrifuge et proximale/centripète, ainsi que l’instauration progressive de l’image du tiers dans la psyché infantile. En effet, un couple de parents hétérosexuels peut investir un enfant sans que puissent se déployer un véritable passage de l’un à l’autre et des interactions triadiques. Le psychanalyste André Green a ainsi pu décrire un registre de « bi-triangulation », dans lequel l’enfant est en relation apparente avec deux parents distincts, qui en réalité sont symétriquement opposés, tout en étant indifférenciés : fantasmatiquement, il s’agit de la même figure parentale, mais clivée. Dès lors, il ne peut y avoir de représentation de l’absence et de pensée d’un espace tiers. De la même façon, Paul Claude Racamier a pu élaborer les phénomènes de séduction narcissique et d’incestualité, visant notamment à la neutralisation de toute dimension tierce dans le lien à l’enfant.

La question de l’altérité ou de la différence, notamment des sexes ou des générations, n’a donc rien à voir avec la configuration familiale objective, mais davantage avec la structuration psychique du ou des parents et avec les modalités d’interaction vis-à-vis de l’enfant, sur le plan réel, imaginaire et fantastique, lesquelles ne sont en rien déterminées par l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.

Je regrette d’avoir un peu manqué de réparti lorsque je fus, au moment des manifestations contre le mariage pour tous, interpelé par un membre réactionnaire de ma belle-famille apprenant que j’étais pédopsychiatre : « Alors, tu vas devoir réparer tous ces enfants abîmés par des couples homosexuels ! ». Un peu sidéré, je lui répondis : « J’ai déjà largement à faire pour le moment ». Mais j’aurais dû aller plus loin, et lui rappeler que les familles hétérosexuelles bien sous tous rapports, bourgeoises, chrétiennes, savaient déjà très bien s’y prendre pour sacrifier leurs enfants sur l’autel de leurs intérêts et de leurs conventions, et que, après tout, les familles homoparentales ne seraient sans doute que dans la norme la plus banale, sans plus ni moins, pour le meilleur et pour le pire…

Par rapport à ces enjeux, il faut reconnaitre que certains psychanalystes ont particulièrement « brillé » par leurs prises de positions catastrophistes, tout à fait déplacées et rétrogrades, tant sur le plan théorique (https://www.liberation.fr/societe/2010/05/26/homoparentalite-la-psychanalyse-peut-elle-dire-la-norme_654398) que social (https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/12/25/homoparentalite-psys-taisons-nous18101903232.html) – ce que d’autres ont heureusement dénoncé. Lors des débats sur l’homoparentalité, on a malheureusement pu entendre des caricatures grossières et péremptoires, témoignant non seulement d’une rupture éprouvée vis-à-vis de la réalité socio-historique, mais aussi d’une inquiétante ignorance de certains fondamentaux de la psychanalyse : la plasticité et le polymorphisme de la sexualité humaine, la bisexualité psychique, la complexité des processus identificatoires, la reconstruction fantasmatique permanente de la réalité, le roman familial, etc. Par exemple, le fonctionnement infantile inconscient de l’adulte, notamment dans sa dimension bisexuelle, se trouve à chaque fois réactualisé dans la rencontre avec un enfant. Si « la pluralité de l’adulte est contenue dans chaque adulte » (Jean Laplanche), il faut évidemment admettre qu’un parent homosexuel envoie également des messages imprégnés de tonalité hétérosexuelle envers son enfant – et réciproquement….

« Ce qui est important pour l’enfant, c’est de savoir biologiquement d’où il vient et qui a des droits sur lui » (Stéphane Clerget, pédopsychiatre).

« Toutes les sociétés fabriquent des formes de famille qui s’éloignent du biologique. Deux personnes qui n’ont pas engendré un enfant peuvent être ses parents, qui l’aiment et l’élèvent » (Serge Hefez, psychiatre et thérapeute familial).

Alors, oui, il n’y a aucune réticence à avoir a priori en ce qui concerne l’homoparentalité, la « monoparentalité », ou d’autres configurations familiales « atypiques ». Le fait d’exiger des études de suivi me semble d’ailleurs assez indécent, outre le fait qu’on ne pourra rien en tirer sur le plan méthodologique, tant des jugements de valeurs rentreront nécessairement en ligne de compte dans les critères évaluatifs : qu’est-ce qu’une bonne éducation ? Comment appréhender le bien-être d’un enfant ? Quels critères normatifs permettraient d’incriminer, dans l’absolu, telle ou telle configuration familiale ? L’orientation sexuelle des enfants par exemple ? Ou leur identité de genre ?

Et, le cas échéant, faudrait-il envisager d’interdire aux parents vulnérables et/ ou précaires et/ou dépressifs et/ou psychotiques et/ou présentant des conduites addictives et/ou ayant subi des maltraitances ou des traumatismes dans leur propre enfance, d’avoir des enfants – car, pour le coup, on sait qu’il y a un risque accru de « complication développementale » pour l’enfant ? …Il faudrait donc se voir délivrer un certificat de « bon parent » avant d’avoir des enfants ? Cela serait extrêmement choquant, à juste titre. Alors, balayons fermement ces inquiétudes, infondées sur le plan théorique, et aux relents douteux sur le plan éthique.

Les sociétés humaines ont toujours construit des dispositifs collectifs pour prendre en charge les enfants, les inscrire dans une filiation et garantir leur arrimage aux institutions du groupe, que celles-ci constituent d’ailleurs des vecteurs d’émancipation subjective ou d’aliénation – mais c’est une autre question…. La famille bourgeoise occidentale n’est ainsi qu’une déclinaison possible parmi tant d’autres, conditionnée par des facteurs socio-culturels, économiques et historiques – et tant qu’à appréhender cette institution singulière, on peut légitiment penser qu’elle ne garantit pas forcément des possibilités de subjectivation et d’autonomisation si extraordinaires qu’elles justifieraient sa généralisation…D’ailleurs, il ne faut pas oublier que cette configuration familiale particulière est rarement constituée du seul couple parental : le « personnel de maison » peut effectivement jouer un rôle déterminant, notamment à l’égard des enfants. Parfois, c’est par exemple la nourrice qui se trouve plus ou moins déléguée pour tisser une relation affective de proximité ou prendre en charge les aspects concrets du maternage (nourrissage, soins corporels, etc.), tandis que les parents sont davantage préoccupés par la question de la transmission et de la reproduction de leur statut social.

A ce sujet, il est justement important de rappeler la différence entre la parentalité, qui désigne l’exercice de la fonction parentale sur le plan pratique, et la parenté qui concerne le système, complexe et structuré, des règles organisant la filiation entre générations et les alliances entre lignages – règles définies juridiquement et biologiquement, mais surtout imaginairement et symboliquement.

Les évolutions sociales contemporaines induisent justement une forme de confusion entre ces deux dimensions, la notion de parentalité ayant tendance à recouvrir progressivement celle de parenté, comme si le seul lien effectif pouvait à lui seul réformer les enjeux de la filiation. Un projet parental fortement désiré peut-il effectivement suffire pour inscrire un enfant dans une structure symbolique ?

Ainsi, les questions qui devraient se poser prioritairement au sujet de l’extension de la PMA ne concernent pas directement la famille ou la parentalité, mais plutôt les modalités pratiques de la reproduction humaine et l’institution collective des structures de la parenté. Et ces questions sont tellement complexes qu’on ne peut sans doute les trancher en prenant simplement en compte « ce qui se fait déjà, ou ce qui se fait ailleurs ».

De fait, l’intention de faire naître un enfant et de fonder une famille, l’expression d’un projet parental, peuvent-ils suffire pour fonder la filiation ? Le désir, aussi légitime soit-il, de devenir parent doit-il se traduire de façon évidente dans le droit et le recours à des techniques médicales, prises en charge par la sécurité sociale ? Ne s’agit-il pas l’un d’un dévoiement des principes de la solidarité collective à des fins de satisfaction d’aspirations privées ? Le droit doit-il nécessairement s’aligner sur les avancées biotechnologiques, sur la loi du marché et sur le fait accompli de certaines pratiques sociétales ? Tous les aléas de l’existence, et notamment ceux en rapport avec l’orientation sexuelle, doivent-ils trouver une solution technique garantie par l’Etat ? Le genre et les modalités de la vie sexuelle doivent-ils être considérés comme une nouvelle indication donnant de facto accès à la PMA ? Les techniques de reproduction médicale assistée ne traitant pas les causes de l’infertilité peuvent-elles uniquement être considérées comme un accompagnement « social » ? Faut-il généraliser le recours à la procréation assistée sans indication médicale, au risque d’une généralisation des conceptions artificielles et d’un contrôle technocratique de la reproduction humaine ?

Car, selon le Rapport à l’Assemblée Nationale de la mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique, il s’agit de bien « dépasser les limites de la procréation » et de mettre les biotechnologies au service des demandes sociétales. Au nom du « droit de fonder une famille » et de « l’autonomie des choix reproductifs », l’assistance à la procréation est donc amenée à sortir du cadre médical afin d’offrir à tous les moyens de procréer. Dès lors, cette évolution suppose une transformation de la mission du médecin, qui en vient à exercer une fonction « anthropotechnique » et sociale. Par ailleurs, on peut également s’inquiéter des perspectives à plus long terme, revendiquées d’ailleurs sans ambages par certains politiques : « On a semé un germe qui existera après », juge ainsi le rapporteur Jean-Louis Touraine, citant la reconnaissance de la filiation des enfants nés de GPA à l’étranger et la PMA post-mortem, deux amendements finalement rejetés ; « Ça finira par s’imposer ». En outre, au nom de la lutte contre toute forme de différence, perçue d’emblée comme discriminatoire, que faudra-t-il proposer aux couples homosexuels masculins, subissant le préjudice de ne pas avoir l’usufruit d’un utérus ?

Agnès Buzyn a estimé que la PMA coûtera chaque année entre 10 et 15 millions d’euros pour les femmes homosexuelles et célibataires. Ce n’est pas tant le coût en tant que tel qui interpelle, mais le fait que la solidarité collective soit ainsi mise à contribution pour répondre à des demandes individuelles qui ne relèvent pas d’une condition médicale particulière ou d’une situation sociale affectant les conditions d’existence. Comme le souligne Sylviane Agacinsky, « tout est justifié au nom des intérêts individuels et des « demandes sociétales » que le droit est sommé de ne pas entraver. Cet individualisme s’accorde à merveille avec l’ultralibéralisme qui veut que les lois ne se mêlent pas des accords passés entre particuliers et laissent la loi de l’offre et de la demande régler les relations sociales ».

Certes, la PMA pour raison médicale ne traite pas les causes de l’infertilité. De la même façon que l’insuline ou les neuroleptiques ne traitent pas le diabète ou la schizophrénie…Il ne s’agit pourtant pas d’un simple « accompagnement social », mais parfois de la seule façon de pouvoir envisager une procréation, avec une justification médicale du fait d’un empêchement physiologique en rapport avec une condition pathologique – si tant ait qu’on ait bien pris le temps d’explorer et de comprendre les enjeux médico-psychologiques : les indications de PMA sont sans doute tout à fait excessives et trop hâtives dans bien des cas…D’ailleurs, cette banalisation témoigne certainement d’une intolérance sociale à toute forme d’attente, d’imprévisibilité, ou de frustration. En conséquence, les biotechnologies sont censées proposer des solutions immédiates et contrôlées. Pourtant, les « enjeux procréatifs » ne sont pas les mêmes pour une femme approchant la quarantaine, ou pour un très jeune couple. Il y aurait sans doute des indications à discuter au cas par cas, plutôt que de revendiquer une généralisation idéologique, au nom du refus de toute discrimination.

Certes, certaines pilules contraceptives sont remboursées ; alors pourquoi se questionner quant à la prise en charge par la sécurité sociale de la PMA pour tous, puisque la contraception constitue déjà une forme de dispositif qui ne soigne pas mais favorise la liberté sexuelle et a donc des implications éminemment sociales. Cependant, l’accès aux moyens contraceptifs a aussi une fonction préventive en termes de santé publique pour éviter le recours à l’IVG, ou la naissance d’enfants non désirés…

Certes, le désir d’enfant n’a pas à être questionné dans ses soubassements intimes et personnelles ; il possède en soi une légitimité à partir du moment où il est ressenti (même si on peut espérer qu’il soit essentiellement le fruit d’une rencontre, et pas uniquement l’héritier de l’histoire infantile ou des besoins narcissiques). Cependant, la gouvernementalité biomédicale doit-elle pour autant garantir un droit à l’enfant ? Ne faudrait-il pas penser la place de l’enfant à une échelle plus globale, en intégrant des aspects plus éthiques et communs au-delà de la sphère privée (surpopulation à l’échelle mondiale, immigration, paupérisation, inégalités, etc.) ? Que penser du nombre d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté, voire même à la rue, dans notre pays ? Faudrait-il alors réfléchir à d’autres formes d’institutions collectives pour soutenir des projets parentaux alternatifs plus solidaires, favorisant l’accueil, l’adoption, la co-parentalité, le parrainage, ou autres ?

Questionner le recours systématique à une intervention médicale, à travers l’alliance de la technocratie et du marché, n’est pas être homophobe, en dépit des tentatives d’intimidation brandissant cet amalgame. Au contraire, il s’agit de préserver pour les couples homoparentales une forme de créativité, d’appropriation subjective de leur désir d’enfant, fruit d’une rencontre et d’une histoire, au-delà de normes univoques façonnées par une idéologie dominante, consumériste et technocentrée, venant de plus en plus médicaliser l’intime. Ainsi, Jacques Testart rappelle à bon escient (Politis n° 1570) que « les homosexuelles américaines se débrouillent très bien depuis cinquante ans en s’auto-inséminant ». De nombreuses familles construisent d’ailleurs leurs propres « arrangements » pour devenir parents, configurations qui supposent l’intervention de tiers, d’une forme de groupalité, de partage collectif ; une « procréation convivialement aidée » (Jacques Testart) et non pas une solution technique magique, désincarnée, sans affects ni liens, et ouverte à toute forme de marchandisation. Car, « ce n’est pas seulement pour se décharger que la société utilise les technologies d’AMP, c’est aussi pour créer de nouveaux secteurs profitables et instrumentaliser les personnes en réduisant leur autonomie ».

Néanmoins, il ne faut pas se voiler la face. Si l’Etat ne régule pas ce « marché » d’ores-et-déjà existant, cela laissera sans doute le champ libre à des intérêts lucratifs particulièrement sordides. Faut-il alors envisager une forme de contrôle, avec par exemple la création d’organismes à but non lucratifs, accrédités par des instances étatiques et répondant à des chartes éthiques très strictes, tout en ne finançant pas ce recours à la PMA hors raison médicale par la sécurité sociale ? L’Etat sait se montrer particulièrement répressif par rapport à certains trafics, comme par exemple à l’égard du cannabis. En revanche, via certaines plateformes spécialisées sur internet, on peut acheter et se faire livrer en toute légalité du sperme, dont la qualité variera d’ailleurs en fonction du prix et des critères sélectionnés ; on peut même s’offrir le luxe d’obtenir des spermatozoïdes de prix Nobel, ou de grands sportifs, si l’on est prêt à vraiment investir. De là à évoquer une forme de sélection proche de l’eugénisme…Et une transformation du rapport à l’enfant, qui se devra d’être conforme, compte-tenu de la valeur des gamètes achetés…Certains parents ont même pu exiger un service après-vente, voire une possibilité de retour en cas de déception à l’égard des promesses marchandes initiales…Ce marché des spermatozoïdes vient désormais recruter les étudiants sur les campus américains pour les aider à financer leurs études…Quant à la possibilité de louer en toute impunité des femmes prolétarisées et leurs utérus, des servantes écarlates du tiers-monde, et d’exiger automatiquement la transcription d’un tel acte transgressif dans le droit français, cela reviendrait de facto à entériner des pratiques qui se font ailleurs, aussi choquantes, oppressives, néocoloniales, soient-elles. Que voulez-vous, c’est la loi du marché, tant qu’il y a de l’offre de et de la demande…Les enfants ont évidemment besoin d’une reconnaissance de leurs liens de filiation, mais il faut savoir être prudent lorsque des positions militantes cherchent avant tout à introduire certaines pratiques de marchandisation des corps et de la reproduction contraires à la décence commune. Notre société n’est en certes pas à un paradoxe près : au moment où on reconnait, à juste titre, que la filiation n’est pas basée sur la génétique, on attente des procès à des géniteurs démasqués par le biais de test de paternité afin qu’ils s’acquittent d’une pension parentale ou pour obtenir une part d’héritage. Au fond, la parentalité ne peut être définie a priori, ni exclusivement par l’intention ou le projet, ni par la simple transmission de gènes. Le parent ne peut devenir tel qu’après-coup, dans le lien réel à un enfant. Est parent celui qui, au quotidien, se soucie, assume une responsabilité, nourrit, rassure ; celui qui change les couches, et se lève la nuit ; celui qui tend la main, caresse, essuie, et raconte des histoires ; celui qui met des limites, qui dit « non » pour protéger, qui prend le risque de la colère ; celui qui est prêt à sacrifier son confort et ses désirs ; celui qui rêve, qui transmet, qui vibre, résonne et pleure ; qui rit, enserre et élance ; celui qui aspire, qui contemple sans consommer, sans séduire ; celui qui, toute sa vie, tremblera pour un autre, tout en sachant qu’il ne pourra lui épargner les souffrances de l’existence…Être parent, c’est se sentir en permanence rempli d’une présence qui nous habite de l’intérieur ; c’est parfois aspirer au calme, et se sentir aussi vide que désœuvré dès l’instant où l’absence nous étreint ; c’est éprouver une fatigue qui simule, une pulsation intempestive…

Quoiqu’il en soit, ces questions fondamentales restent pour la plupart à l’état d’ébauche, et supposent avant tout de l’humilité et de la décence, contrairement au discours triomphaliste des progressistes convaincus de faire le Bien, ou aux caricatures réactionnaires de leurs opposants, rivés sur des conceptions familialistes anachroniques.

Ce qui parait évident, c’est que les normes scientifiques ne doivent pas se substituer aux normes morales et juridiques. La science en tant que telle, expliquait Max Weber, porte sur ce qui est, et ne peut rien dire de ce qui doit être. Pour reprendre Paul Ricœur, il est bon de rappeler que la visée éthique se définit par l’articulation de trois exigences : le souci de soi, le souci d’autrui et le souci des institutions justes. Chaque décision politique devrait donc intégrer cette préoccupation, au-delà des argumentaires idéologiques cherchant à démanteler tout ce qui pourrait être perçu comme une différenciation.

Alors, oui, luttons pour plus de tolérance, de respect et d’émancipation, refusons toutes les formes de discriminations, à l’égard notamment du genre ou de l’orientation sexuelle. Aimons nous, dans nos singularités, préservons ce désir d’avoir des enfants, ensemble, avec lui, elle, nous…Mais soyons vigilants : cette ouverture nécessaire n’implique pas d’accepter béatement l’irruption d’un biopouvoir libertarien au sein même de nos intimités. Résistons à l’emprise d’un néolibéralisme débridé, à la sacralisation du système technicien, faisons preuve de lucidité par rapport aux orthodoxies idéologiques et à toute forme d’intimidation de la pensée, tout en combattant résolument l’homophobie! C’est à ce prix que nous pourrons, peut-être, préserver notre dignité, nos manques et notre reconnaissance réciproque….

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