« Reconstitution : le Procès de Bobigny ». Procès à la carte

Croisant archives et témoignages, Émilie Rousset et Maya Boquet déconstruisent le fameux « procès de Bobigny » mené par l’avocate Gisèle Halimi, étape majeure de la lutte pour la légalisation de l’avortement.

Anaïs Heluin  • 30 octobre 2019 abonné·es
« Reconstitution : le Procès de Bobigny ». Procès à la carte
© L’avocate Gisèle Halimi, en compagnie de l’actrice Delphine Seyrig, le 11 octobre 1972 à Bobigny, lors du procès de Marie-Claire Chevalier, poursuivie pour avoir avorté.MICHEL CLEMENT/AFP

Quarante-cinq ans après sa tenue, le 8 novembre 1972, le procès de Bobigny est encore vif dans la mémoire de ceux et surtout de celles qui y ont contribué ou assisté. Et pour les générations suivantes, il a pris non seulement une place majeure dans la chronologie qui mène à la légalisation de l’avortement, mais aussi de manière plus générale à une libération des femmes. Avec la pièce Hors la loi, créée en mai dernier à la Comédie-Française par Pauline Bureau, le théâtre s’est déjà fait l’écho d’un désir chez ceux qui ne l’ont pas vécu de faire revivre ce morceau d’histoire. Ce que font à leur tour Émilie Rousset et Maya Boquet dans Reconstitution : le procès de Bobigny, créé début octobre au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’automne. Une pièce qui, au lieu d’en tenter l’impossible mise en scène, offre à ses spectateurs des outils de choix pour une réflexion sur le procès passé et sur les traces qu’il a laissées dans la société française actuelle.

Le titre du spectacle nous oriente donc sur une fausse piste. Nulle « reconstitution », mais la découverte d’un « dispositif original » fait de «témoignages et archives issus d’un événement crucial». À l’expérience d’un «parcours de réflexion sur le sujet mais aussi sur le processus même de la représentation», dans l’esprit de la précédente création d’Émilie Rousset intitulée Rencontre avec Pierre Pica. Une pièce fondée sur des entretiens avec le linguiste éponyme, interprétée par Emmanuelle Lafon et Manuel Vallade, que l’on retrouve dans Reconstitution avec treize autres comédiens. Lesquels, plutôt que d’incarner les différents acteurs du procès – parmi lesquels de nombreuses célébrités, telles que Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig et Michel Rocard –, portent la parole de douze personnes interviewées par les deux conceptrices. Des chercheurs, divers témoins du procès ou encore des militants.

Muni d’un plan de salle où sont indiqués les noms de toutes les femmes et hommes dont Émilie Rousset et Maya Boquet ont recueilli la parole, on se promène entre des cercles de chaises. On prend nos repères. Au choix, on se construit un parcours d’entretiens – chacun dure une quinzaine de minutes – ou on s’en remet au hasard des places disponibles. On décide aussi du temps que l’on accorde au spectacle, du rapport que l’on entretient avec lui. Entrant et sortant à notre gré, on mêle plus ou moins le présent, la vie du théâtre avec les mots de la scène.

Rare dans les salles de théâtre, la liberté de mouvement et d’analyse que permet Reconstitution : le procès de Bobigny questionne de manière implicite le déferlement du théâtre documentaire sur nos scènes. L’écoute de tous les témoignages dans leur intégralité étant impossible, et chacun étant porté à chaque fois par un comédien différent, la pièce donne à éprouver la part subjective, imparfaite de toute interprétation. Et de toute représentation. En restant au seuil du jeu, les acteurs tiennent un discours muet, critique, sur leur propre pratique. Ils mettent également en avant la distance entre le procès, les documents récents qu’ils portent et leur incarnation sur scène.

Le dispositif aurait pu être appliqué à bon nombre de sujets. C’est peut-être là la limite de Reconstitution, dont la matière passionnante aurait sans doute gagné à s’inscrire dans une forme plus spécifique, qui n’aurait rien pu contenir d’autre. Il n’empêche que l’archipel de mini-agoras d’Émilie Rousset et de Maya Boquet soulève de nombreuses et importantes questions. Il dit la nécessité de croiser les expressions, les points de vue. Ceux de la sociologue et cofondatrice du Mouvement de libération des femmes (MLF) Christine Delphy, de la coprésidente du Planning familial, Véronique Séhier, de la comédienne et témoin au procès Françoise Fabian ou encore du militant « pro-vie » et de la spécialiste du contrôle des naissances à La Réunion, qui élargissement le propos et l’ouvrent à la contradiction.

Reconstitution : le Procès de Bobigny****, 16 novembre au ! POC !, Alfortville (94), 01 58 73 29 18, www.lepoc.fr. Également le 30 novembre au Théâtre de Rungis.

Théâtre
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