Sommes-nous vraiment majeurs ?

Pour Docteur BB, il est un peu facile de critiquer la « Génération Climat », sans prendre véritablement en considération les responsabilités politiques, éducatives, écologiques de ceux qui les ont précédés.

Docteur BB  • 14 octobre 2019
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Sommes-nous vraiment majeurs ?
crédit photo : MARC PISCOTTY / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Partout dans le monde, la jeunesse se mobilise pour dénoncer l’inaction des États à l’égard des enjeux écologiques. Suivant l’exemple de Greta Thunberg, l’icône de la lutte des jeunes contre le réchauffement climatique, le collectif Youth for Climate tend à se répandre par-delà les frontières. Ainsi, de nombreux collégiens, lycéens ou étudiants suivent désormais ce mouvement international, en séchant notamment leurs cours du vendredi en guise de contestation, et la presse unanime tend à célébrer l’entrée en scène de la « Génération climat ».

Cette dynamique collective parait extrêmement intéressante à plus d’un titre. Déjà, sur le fond et sur la forme, elle interpelle quant à la nature de la prise de conscience de la jeunesse, quant aux messages revendiqués et aux modalités de la lutte. Par ailleurs, les réactions suscitées par cette mobilisation sont également tout à fait stupéfiantes, soulignant notamment une forme de clivage générationnel assez saisissant.

À partir de quelques observations, nous pourrons finalement aborder des réflexions plus profondes concernant les enjeux de responsabilités générationnelles, ce qui nous amènera à aborder plusieurs questions : sommes-nous vraiment majeurs ? Quelle transmission, quel avenir envisageons-nous pour nos descendants ? Mais aussi, pour citer Jaime Semprun, « quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? » il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : « À quels enfants allons-nous laisser le monde ? » ».…

Dans son discours du 23 septembre 2019 à l’ONU, Greta Thunberg prenait ainsi à partie les dirigeants qui l’écoutaient : « Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses. » Dans d’autres prises de parole, elle tançait également les gouvernants : « vous n’êtes pas assez matures », « vous dites que vous aimez vos enfants par-dessus tout et pourtant vous leur volez leur futur ».

Ce que semble dénoncer cette jeune activiste, c’est finalement une forme de « privation d’insouciance ». Car on peut penser que, d’un point de vue anthropologique, l’enfant est justement un être en construction qui ne devrait pas encore avoir à se préoccuper de sa subsistance ou de son avenir, du fait d’une délégation de responsabilité à l’égard des institutions collectives censées le prendre en charge – la famille en premier lieu, mais aussi l’école, l’Etat, etc. Pour construire son autonomie, il faut déjà que quelqu’un ait pu l’assumer pour soi. Ces enfants mobilisés se trouvent donc confrontés à une forme de paradoxe. D’un côté, ils accusent, à juste titre, la génération des « adultes » d’irresponsabilité à leur égard. Mais de l’autre, ils semblent attendre une réponse quasiment magique à leur légitime révolte, comme s’il suffisait de protester pour être entendu et que les adultes omnipotents règlent le problème et assument à nouveau leur rôle. Il y a sans doute quelque chose de candide dans ses revendications, ce qui, justement, n’est pas sans faire écho à certaines caractéristiques du fonctionnement infantile : car l’enfant a besoin de fantasmer la toute-puissance de ses parents, et leur capacité à résoudre toutes ses frustrations ou douleurs. D’ailleurs, quand ce n’est pas le cas, il tend à rendre ses parents coupables et à leur en vouloir ; car pour lui, ce n’est pas qu’ils n’avaient pas le pouvoir de lui ôter son tourment ou de lui éviter de s’y trouver confronté en amont, c’est qu’ils ne le souhaitaient pas, voire même qu’ils désiraient le voir ainsi souffrir. Au moment de l’adolescence, les idoles parentales se voient justement déboulonnées de leur piédestal, et le futur adulte comprend, parfois douloureusement, qu’il devra faire sans eux et assumer son propre devenir– ce qui ne va pas sans ressentiment. Dans les tréfonds de nos psychismes, ce deuil des imagos parentales toutes-puissantes restent d’ailleurs partiellement inachevé, avec la persistante inconsciente d’un besoin de réparation…

Certes, dans la situation actuelle, on peut et on doit pointer l’inaction politique par rapport aux enjeux écologiques, alors même que les données relatives au réchauffement climatiques sont connues depuis des décennies. Cependant, le risque de laisser la « Génération climat » s’emparer de ses questions serait d’en rester à une sorte de clivage entre des revendications trop vagues, idéalistes, naïves ou déconnectées des enjeux politiques réels, et une posture de condescendance paternaliste et amusée de la part des « responsables ». Avec un peu de mauvais esprit, on pourrait même penser qu’il y une forme de jouissance de la part de ces dirigeants politiques à se trouver ainsi dénoncer par la vindicte juvénile de Greta Thunberg. Ils l’invitent à leurs petites sauteries, non sans un certain plaisir à se faire ainsi admonester ; car cela titille sans doute à la fois leur masochisme, mais aussi et surtout leur sentiment de toute-puissance et d’intouchabilité. La pauvre suédoise n’est ainsi qu’une attraction qui les conforte dans leur rôle de méchants surplombants le monde en effleurant à peine leur mauvaise conscience. On pourrait penser à un spectacle d’enfants caricaturant les adultes, pour le plus grand plaisir de ceux-ci ; c’est si mignon et rafraichissant, et cela fait du bien de se trouver parfois bousculer par ces charmants bambins, en sachant que l’on n’aura pas de véritable compte à rendre et que l’on ne changera rien de toute façon…

On peut donc se questionner quant à la légitimité de la jeunesse dans ce combat. Les adolescents mobilisés ont-ils vraiment les connaissances scientifiques et politiques ou l’expérience militante pour mener des actions cohérentes ? Ce d’autant plus que, comme le rappelle Pierre Thiesset dans le journal « La Décroissance », « la jeunesse a été massivement embrigadée dans l’imposture du développement durable jusque dans son éducation ». « A l’école, dans des kits pédagogiques distribués par des entreprises comme EDF, dans les guides de bonnes pratiques fournis par les ONG, l’éducation à l’environnement a fait triompher une vision dépolitisée et déconflictualisée des enjeux, réduisant la protection de la planète à une simple démarche individuelle, à des petits gestes éco-citoyens de consommateurs responsables ».

Emmanuel Macron a d’ailleurs cru un temps pouvoir récupérer ce mouvement : « Je pense surtout maintenant qu’on a besoin d’une jeunesse qui nous aide à faire pression sur ceux qui bloquent, en se mobilisant, et qui aussi participent à des actions très concrètes. Il y a des tas d’actions citoyennes qui sont utiles. »

De surcroit, comme le dénonçait déjà Jacques Ellul, « la jeunesse est totalement intégrée à la société de consommation sans participer au processus de production ». On peut donc légitimement s’interpeller sur cette revendication de mener une « grève » pour le climat, ou de réussir à infléchir un système qui intègre avec une certaine complaisance cette contestation relativement inoffensive, pour mieux contourner les véritables enjeux ; en effet, les adolescents qui sèchent l’école n’ont pas un rôle socialement actif, ils sont entretenus par leur famille et la société, et sont également des cibles privilégiées des médias ou de la grande distribution pour orienter des comportements consuméristes. La jeunesse fascine, et les adolescents deviennent dès lors des prescripteurs de tendance, de comportements, mais aussi des vecteurs d’aliénation dans des produits marketés à leur destination. Ainsi, la « Génération climat » est aussi une génération hyperadaptée à la société technicienne, hyperconnectée – sans conscience de l’empreinte climatique des technologies de la communication – et globalement peu politisée. Le caractère festif, ludique et bon enfant de ces mobilisations est bien sympathique, mais manque sans doute d’efficacité réelle.

Cependant, il parait sans doute très problématique de dénoncer, à l’instar de Michel Onfray, le « troupeau de moutons de cette génération qui se croit libre en bêlant le catéchisme que les adultes leur inculquent, (…) et offre en sacrifice expiatoire la culture qu’elle n’a pas ». En effet, est-ce aux adultes d’accabler la génération dont ils devraient être responsables ? Plutôt que d’exprimer ainsi un tel mépris surplombant, ne faudrait-il pas se remettre en question, et se demander quels moyens devraient être déployés pour redonner un avenir et des espérances à cette jeunesse préoccupée ? Qui a sacrifié sa progéniture sur l’autel du conformisme consumériste et du prêt-à-penser ? Qui en a fait les futurs rouages du système capitaliste ? Quelles modalités de socialisation, quels cadres institutionnels avons-nous collectivement proposés à nos enfants, et quels habitus en phase avec l’anthropologie néo-libérale avons-nous contribué à faire émerger chez des êtres en devenir qui n’en demandaient pas tant ? De quelles démissions, séductions, lâchetés, devrions-nous nous accuser, avant de désigner comme trop naïfs ceux qui auraient justement le droit de l’être ? Et quels processus socio-historiques ont pu à ce point affecté les logiques de transmission et de reconnaissance intergénérationnelle ?

« Tout présent porte en lui le passé, passé familial, passé institutionnel, logiques qui président aux trajectoires » (Francine Muel-Dreyfus). Ainsi, il est un peu facile de critiquer la « Génération Climat », sans prendre véritablement en considération les responsabilités politiques, éducatives, écologiques de ceux qui les ont précédés.

Car il est évident que la possibilité de fournir des instruments efficaces à ces futurs adultes, tant sur le plan réflexif que sur les modalités d’action, passe avant tout par l’enseignement et l’éducation. Mais pour cela, il faudrait déjà une véritable volonté politique pour réformer les programmes, et ce dès le début de la scolarisation. C’est notamment ce que prône le collectif des « Enseignants pour la planète », qui appelle à ne plus propager l’illusion du développement durable auprès des élèves en informant les membres de la communauté éducative sur les enjeux réels des crises écologique et climatique. Il s’agit au fond de promouvoir un _« enseignement alternatif qui se donne réellement les moyens de transmettre et développer des savoirs, des savoir-faire et des savoir-êtres pensés en adéquation avec la conjoncture qui se profile ». Car, si tel était le cas, ce serait véritablement au sein de l’école que les jeunes pourraient se donner les moyens communs d’envisager un autre avenir… Ce qui supposerait au préalable de prendre en compte les véritables enjeux systémiques et de pouvoir s’en émanciper collectivement, à l’échelle d’une humanité élargie et d’un écosystème global, sans avoir comme simple objectif de préserver un mode de vie iniquement privilégié.

Comme le rappelle Maxime Chédin, _« une société peut très bien réussir à se donner les apparences de “neutralité carbone” sans cesser d’être en réalité écologiquement prédatrice et ultra-inégalitaire ». De fait, « l’écologie n’est pas une affaire de comptabilité d’émissions : elle doit être une transformation de notre rapport quotidien et pratique au monde, qui élargisse la sphère de la politique au monde sensible et aux “non-humains” ».

Au final, on en revient à un point fondamental qui parait souvent occulté : à savoir, le fait qu’il faut des acteurs incarnés pour transformer un système socio-économique et porter une autre organisation collective et politique de nos conditions d’existence. Un des enjeux essentiels est donc de savoir comment nous allons permettre aux générations actuelles d’enfants d’assumer non seulement l’héritage écologique catastrophique que nous nous apprêtons malheureusement à leur céder, mais aussi de construire des modalités nouvelles de vivre-ensemble, lesquelles, sauf à basculer dans une forme de dictature éco-fasciste survivaliste, devront nécessairement se baser sur la prise en compte des communs, et intégrer une forme de frugalité, de partage, et de renoncement à certaines modalités de consommation hédonistes et prédatrices.

Or, certains s’interpellent justement sur les effets à long terme des modalités éducatives dans le monde occidental, par exemple en Suède.

De fait, le modèle suédois est souvent perçu comme avant-gardiste pour sa politique familiale éducative, plaçant l’enfant au cœur de la société : « c’est le pays où les enfants comptent », où ils sont « considérés comme des individus », et choyés par tant par leurs parents que par les institutions, avec un souci de réciprocité et de démocratie au sein même de la famille. Toute différenciation dans les places et les responsabilités se trouve ainsi bannie, les enfants étant d’emblée considérés comme des personnes autonomes au même titre que les adultes.

Le problème, pour la journaliste Nadia Daam, c’est que « la Suède pourrait aussi être en train de former une génération de petits cons prétentieux, instables et aux tendances dépressives ». La journaliste du Telegraph Judith Woods se demande également si les postures permissives des parents suédois ne sont pas en train de donner naissance à une « génération de monstres », c’est-à-dire d’enfant autocratiques amenés à devenir des adultes arrogants, manquants d’empathie, de volonté ou de capacités de résilience, et conduits à être en permanence déçus par l’existence.

Certains psychiatres s’alertent ainsi des conséquences à long terme d’un tel modèle d’éducation positive pour le développement la génération à venir, comme le Dr David Eberhard : « parce qu’ils ont été élevés de cette manière, les enfants suédois tombent de haut à l’âge adulte. Leurs attentes sont trop élevées et ils découvrent que la vie est dure. Cela se manifeste par des troubles de l’anxiété et des tendances à comportements autodestructeurs qui ont augmenté de manière spectaculaire en Suède». Ainsi, les conduites addictives ou le taux de suicide auraient connu un accroissement significatif, en particulier chez les jeunes femmes de 15 à 25 ans.

Dans nos contrées, voici par exemple le témoignage de Cécile Ernst, professeure de sciences économiques en banlieue parisienne : « Les adolescents auxquels j’enseigne depuis quinze ans n’ont jamais appris à tenir compte des autres, le collectif n’a aucun sens à leurs yeux. Ils sont devenus leur propre référence, incapables de se remettre en question. Nous sommes face à un phénomène inquiétant, dont il est temps de prendre conscience. »

Quelles sont effectivement les conséquences de ce brouillage générationnel, de ce modèle horizontal d’organisation de la société qui pense prôner l’égalité en abolissant toute forme de verticalité ?

Si nous sommes socialement en train de produire une génération d’individus narcissiques, au Moi hypertrophié, incapable de se décentrer et d’appréhender une forme d’altérité élargie, cela ne présage rien de bon pour l’avenir de la planète – sans parler du devenir de notre humanité…

Ainsi, il faut bien reconnaitre que certaines critiques adressées au mouvement de la jeunesse ou à ses représentants ne sont pas complètement illégitimes…

Par exemple, au milieu d’un bon nombre d’inepties, Pascal Bruckner peut rappeler certaines vérités qu’il est parfois bon de rappeler « qu’on le veuille ou non, l’enfant n’est pas un sujet politique, il est un sujet en devenir : il doit simultanément être protégé et respecté dans sa légèreté et doté des moyens de sortir progressivement de sa condition de mineur à mesure qu’il grandit ». Même Michel Onfray peut faire preuve d’une certaine lucidité, certes noyée au milieu de ses diatribes anti-Greta : _« Ce règne des enfants rois est celui de l’intolérance à la frustration et du mépris des adultes, alors que ces êtres en cours de fabrication se contentent de débiter des discours d’adultes (…) Quelle civilisation a jamais pu se construire avec des enfants ? »

Par ailleurs, on peut également pointer les intérêts de certains à mettre en avant des figures médiatiques a priori peu menaçantes, comme Greta Thunberg, devenue l’idole des institutions capitalistes, à des fins de dissimulation des enjeux véritables, notamment dans leur dimension politique. Isabelle Attard soulignait ainsi que Greta Thunberg « se retrouve à conseiller ceux qu’elle fustige ». Comme disait l’auteur du Guépard, « si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change »_.

Évidemment, ces constats sont sans doute excessifs, et ils gagneraient à être nuancés et contrastés. Il convient néanmoins de ne pas les balayer d’un revers de la main, car ces observations interpellent directement nos responsabilités partagées. Il est facile de dénoncer les enfants, de les accabler du haut de notre autosatisfaction d’adultes. Mais qui devrait se sentir vraiment impliqué ? Qui devrait avoir l’humilité de se remettre en question et de s’appesantir sur une honnête autocritique ? « Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. »

Car, malgré les réserves que j’ai pu exprimer, il faut aussi reconnaitre la légitimité et la pertinence du mouvement des jeunes, surtout lorsqu’ils dénoncent l’irresponsabilité, la condescendance et l’immaturité des responsables politiques ou des adultes en général. Celles-ci se manifestent d’ailleurs de façon pitoyable dans les réactions que ce mouvement a pu susciter chez les gardiens et profiteurs du système prédateur actuel. A ce titre, les manifestations de haine à l’égard de Greta Thunberg sont tout à fait accablantes. On peut certes contester certaines modalités de ses interventions, allant notamment dans le sens d’un capitalisme « soutenable », mais s’en prendre à sa personne parait tout à fait détestable.

Toutes ces figures hégémoniques de l’establishment idiocratique qui crachent leur vindicte représentent pourtant une génération de dominants qui a surconsommé les ressources de la planète, qui s’est bâfrée sans scrupules, qui passe son temps à publier des autobiographies satisfaites tout en démissionnant par rapport à ses responsabilités vis-à-vis des générations à venir…

Messieurs les bien-pensants et les installés, je vous rappelle justement que vous vous en prenez ainsi à une enfant, et qu’un devoir de réserve ne serait pas superflu.

Certains de ces justiciers dénoncent « les abstraites sommations de la parole puérile » (Finkielkraut), « une arnaque (…), une enveloppe vide mandatée pour dire le Bien » (Raphael Enthoven), « l’infâme propagande de la peur » (Bruckner), « les billevesées gretasques » (Onfray). D’autres sont encore plus aigris et fielleux pour s’en prendre à « la vestale fiévreuse », « un tyran de 16 ans » (Vincent Hervouët) « au bord de l’effondrement psychiatrique » (Laurent Alexandre) ; « gourou apocalyptique », « prophétesse en culottes courtes », « enfant du déluge », « une icône qui fait froid dans le dos », « irrationnelle », « illettrée », « louche », « ridicule », « sadique », « fanatisée », « totalitaire »_… 

Pourtant, Greta Thunberg est à peine plus jeune que Guy Môquet lors de son exécution par les nazis du fait notamment de son engagement dans les jeunesses communistes et dans la résistance. Il avait sur lui ce « poème » lors de son arrestation :

« […]

Les traîtres de notre pays

Ces agents du capitalisme

Nous les chasserons hors d’ici

Pour instaurer le socialisme

[…] »

« Greta Thunberg est plus âgée que le Gavroche de Hugo et que le petit soldat de la Convention Joseph Bara que les royalistes tuèrent, vieille légende républicaine » (Claude Askolovitch). Quant à Mozart, il composait à 17 ans sa _Symphonie n° 25, et Rimbaud publiait à 19 ans « Une saison en enfer »… C’est ce que rappelle Marion Robin en s’interrogeant de la sorte : peut-on imaginer que cette jeune activiste a pu contribuer à rendre visible _« une mobilisation citoyenne de la jeunesse qui avait discrètement démarré depuis quelques années », et que c’est désormais « toute une génération qui incarne rapidement le passage d’une perception nouvelle du monde à la réalisation de soi par l’action au sein de ce monde » ?

Pour le psychanalyste Roland Gori, Greta Thunberg incarne une position qui dérange fondamentalement, à savoir la figure de l’enfant au discours vrai face à l’hypocrisie de l’adulte. Dans le conte _« les habits neufs de l’empereur », « tous les adultes, par hypocrisie et par conformisme social, se soumettent à une imposture. Les adultes ont appris à se soumettre à un ordre social et sont dès lors incapables de voir l’évidence, une vérité qui ne peut sortir que de la bouche d’un enfant. Une morale qui peut s’appliquer à la situation présente ».

Car ce qui chiffonne sans doute nos dirigeants troublés par l’émergence de cette jeunesse engagée, de ces « khmers verts » (sic), c’est justement que leurs discours tendent à se radicaliser, comme en témoigne la dernière harangue de Greta Thunberg à l’ONU le 23 septembre dernier : « Les gens souffrent, les gens meurent. Des écosystèmes entiers s’effondrent, nous sommes au début d’une extinction de masse et tout ce dont vous pouvez parler, c’est de l’argent et du conte de fée d’une croissance économique éternelle. Comment osez-vous ? ».

Et le mouvement Youth for Climate de dénoncer de façon véhémente les postures pathétiques des (ir)responsables politiques, en fustigeant par exemple « les promesses de bonne conduite dignes d’un enfant turbulent à l’approche de Noël »_.

Il faut croire que les jeunes commencent à en avoir marre d’être utilisés comme caution et d’être traités avec condescendance : « Le comble du cynisme est atteint lorsque le président déclare que les jeunes écologistes, au lieu de dénoncer le système économique qui cause le désastre écologique et social actuel, devraient agir en allant nettoyer eux-mêmes « les rivières ou les plages corses ». Comprendre : qu’ils réparent gratuitement les dégâts provoqués par le capitalisme.

Et leur prise de position devient plus percutante et politique : « Continuons plutôt à intensifier notre critique de l’État, poursuivons nos mobilisations et la convergence avec les luttes sociales, montons en radicalité pour engager un nouveau rapport de force face à un gouvernement insolent et menteur. »

Quand, de surcroit, une action en justice est initiée en parallèle à l’encontre de cinq pays industriels (la France, l’Allemagne, l’Argentine, le Brésil et la Turquie) ayant ratifié un protocole optionnel de la convention de l’ONU censée protégée le droit et la santé des enfants, les dirigeants commencent à faire grise mine. Sous l’égide de l’Unicef, cette plainte inédite vise effectivement l’inaction politique à l’égard de la crise climatique, en considérant cette inertie des dirigeants comme une authentique violation des droits de l’enfant.

Se sentant de plus en plus acculés, nos chers (ir)responsables politiques réagissent par leurs habituels tour de passe-passe, dérobades et autres contre-vérités.

« Ça ne sert à rien de tirer sur une locomotive. La France est une locomotive contre le changement climatique », s’est agacé le ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer. « Il ne faut pas créer une génération de déprimés sur ce sujet. » Une génération d’hypocrites complaisants est-elle préférable ?

Lors de l’émission Grand Jury dimanche, une étudiante de 18 ans interpellait ainsi notre bon ministre : « Durant toute ma scolarité, on ne m’a parlé que de développement durable. Vous savez autant que moi à quel point ces deux notions sont contraires. Une croissance infinie n’est pas compatible avec la question de la durabilité. Dans aucun manuel scolaire, on ne développe la théorie de la décroissante, avec un changement de système économique et consommer autrement. » M. Blanquer répondit alors par un mensonge décomplexé, en affirmant que ce thème de la décroissance figurait dans les nouveaux manuels de sciences économiques et sociales du lycée ; ce qui est absolument faux… Sans vergogne.

Mme Agnès Buzyn pousse également des cris d’indignation lorsque l’on ose remettre en cause l’absence de politique écologique cohérente de son gouvernement : « Je trouve fort de café que la France soit attaquée pour son inaction climatique et pas les plus gros pollueurs, alors que la France est un pays qui émet assez peu de CO2. Je me demande ce qui est derrière cette attaque. » Toujours la même autosatisfaction, vivant toute critique légitime comme une attaque injuste….

Quant à Emmanuel Macron il dénonce des « des positions très radicales (…) de nature à antagoniser nos sociétés », contrairement à l’abolition de l’ISF, ou à la réforme des retraites par exemple…Un peu de décence ne serait pas du luxe…

Pour finir sur une note plus philosophique, j’en reviens donc au titre de ce billet : « sommes-nous vraiment majeurs ?

Pour Kant, l’accès à la majorité correspond à la capacité à se servir de son propre entendement, à affirmer son autonomie et sa responsabilité, à l’égard de soi, mais aussi, et surtout, du monde et des autres. Ce qui suppose toujours une forme de courage. Car on peut effectivement se complaire à entretenir un état de « minorité », par paresse ou par lâcheté, en se maintenant dans une situation de dépendance à l’égard d’un système qui apporte la gratification non négligeable de ne pas avoir à penser par soi-même au-delà de ses propres satisfactions immédiates.

« Que la plupart des hommes finissent par considérer le pas qui conduit vers sa majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c’est ce à quoi ne manquent pas de s’employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait à essayer de marcher tout seul. » (Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? »).

Il faut donc du courage pour s’arracher à cette condition de passivité soumise à l’ordre des choses, à l’orthodoxie bien-pensante…Du courage pour s’extraire des habitudes et du conformisme… Du courage pour aller au-delà de soi, de son confort et de ses intérêts….Du courage pour prendre le risque de « s’auto-altérer » en relation avec des transformations volontaires de notre organisation commune, pour « se mettre à distance de soi, produire cette étrange déhiscence dans l’être de la collectivité comme dans celui de la subjectivité » (Castoriadis).

N’imposons pas à nos enfants d’être plus matures que nous, car cela reviendrait à entraver leurs possibilités de déployer un développement psycho-affectif harmonieux. A ce sujet, le psychanalyste Sándor Ferenczi rapportait en 1923 ce fantasme du nourrisson savant : « Il n’est pas rare d’entendre les patients raconter des rêves dans lesquels des nouveau-nés, de très jeunes enfants ou des bébés au maillot, sont capables de parler ou d’écrire avec une parfaite aisance, de régaler leur entourage de paroles profondes ou de soutenir des conversations d’érudit, de tenir des discours, de donner des explications scientifiques et ainsi de suite. » Pour Ferenczi, le contenu de ce rêve traduit la réaction superficielle d’hyperadaption d’un enfant confronté à un environnement traumatique. Ce surinvestissement de la sphère intellectuel se fait effectivement au détriment de la passivité infantile et des besoins affectifs négligés. « On pense ici aux fruits qui deviennent trop vite mûrs et savoureux, quand le bec d’un oiseau les a meurtris, et à la maturité hâtive d’un fruit véreux. » Face à l’empiètement d’un milieu par trop insécure et imprévisible, aux carences éducatives ou aux intrusions de la jouissance des adultes, l’enfant tend à se protéger par une forme d’exploitation contraignante de l’intellect, cherchant ainsi à créer l’illusion d’une maîtrise omnipotente. Selon Winnicott, cette hypermaturation défensive est alors responsable d’un clivage entre un Moi prématurément développé sous la forme d’un faux-self, et l’expérience tant affective que psychosomatique qui se trouve dès lors clivée et n’est plus « psychisée ».

Alors, oui, Greta Thunberg a le droit de brailler, de pleurer, de chouiner, de solliciter de l’attention… Laissons-lui la possibilité d’être encore un peu une enfant et de grandir avec certaines espérances.

Et encourageons là : Allez Greta, encore un effort pour devenir vraiment écologiste (et donc anticapitaliste) !

Quant à nous autres adultes, allons-nous un jour renoncer à notre avidité, à nos plaisirs égoïstes et superficiels, à nos prédations aveugles et irresponsables ? Ferons-nous le choix de la décroissance, de la frugalité heureuse, de la joie d’être ensemble pour partager, du soin à l’égard du monde et des autres ? Allons-nous enfin nous décider à devenir majeurs ? ….

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