Gérard Meylan : L’acteur au coin de la rue

Gérard Meylan, présent dans presque tous les films de Robert Guédiguian, dont le nouveau, _Gloria Mundi_, est un comédien atypique. Vivant à l’Estaque depuis sa naissance, il a travaillé 38 ans comme infirmier. Rencontre avec cet actif contemplatif.

Christophe Kantcheff  • 20 novembre 2019 abonné·es
Gérard Meylan : L’acteur au coin de la rue
© Theo Wargo/Getty Images/AFP

Au moment de retrouver Gérard Meylan au restaurant La Rade, à l’Estaque, au nord de Marseille, on se demande s’il ne va pas ponctuer ses propos de haïkus, comme le fait Daniel, le personnage qu’il interprète dans le nouveau film de Robert Guédiguian, Gloria Mundi.

Le verbe « interpréter », en l’occurrence, semble un peu faible. Cet homme qui sort de prison après avoir purgé une très longue peine, et qui regarde le monde se déliter avec une profonde compassion, Gérard Meylan l’a investi de tout son être. Il l’a poussé à une hauteur hors du commun, presque au-dessus des hommes. Il lui a offert l’aura mystique que Daniel réclamait. Une rencontre s’est opérée entre le comédien et son personnage, une fusion. « Nombre de spectateurs me disent que je suis dans le film “un être d’amour”, -rapporte Gérard Meylan. C’est ce que je pouvais donner de mieux au personnage. »

L’acteur n’a peut-être jamais été aussi impressionnant à l’écran que dans Gloria Mundi. Il ne passe pourtant jamais inaperçu depuis quarante ans qu’il est aux avant-postes de la plupart des films de Guédiguian, avec Ariane Ascaride et Jean-Pierre Darroussin. Au tout début de Dernier Été (1), le premier film du cinéaste (1980), Meylan s’extrait de l’obscurité pour apparaître en pleine lumière sur Les Quatre Saisons de Vivaldi, majestueux dans son bleu de travail, beau comme un Indien farouche. D’emblée, il figure une icône : celle d’un travailleur aux rêves usés. Le jeune homme avait alors 27 ans. Depuis, il s’est notamment illustré dans la peau de Frisé (Dieu vomit les tièdes, 1991), de José (À la vie à la mort !, 1995), de Gérard (La ville est tranquille, 2000), de René (Lady Jane, 2008), d’Armand (La Villa, 2017) et bien sûr de Marius (Marius et Jeannette, 1997), rôle emblématique qui l’a mis en pleine lumière en raison du succès extraordinaire du film. Toutefois, la notoriété et les avantages qu’elle peut apporter ne sont pas ce que Gérard Meylan attend du septième art. « J’ai compris avec Marius et Jeannette que le cinéma pouvait aussi être utile. J’ai reçu tant de courriers où les gens disaient que le film les aidait à vivre. C’est ce qui m’a fait le plus plaisir… »

Il faut dire que Gérard Meylan est un comédien atypique. « Faire l’acteur » n’a jamais constitué sa principale activité. Pendant trente-sept ans et demi, il a exercé le métier d’infirmier dans le public à Marseille, surtout à la Conception et à l’hôpital Michel-Lévy, aujourd’hui disparu, là où est mort Rimbaud. « Les tournages de Robert avaient lieu l’été pendant mes vacances », précise-t-il. « J’ai abandonné les études en première, au désespoir de mon père, pour être infirmier. Je voulais servir à quelque chose, soulager la souffrance. J’ai beaucoup aimé ce métier. J’ai connu plusieurs services, avec une préférence pour la chirurgie, parce que c’est très actif et technique. Le contact avec les gens me plaisait. On ne soupçonne pas à quel point on s’ouvre à l’autre quand celui-ci est dans la détresse. On essaie de lui transmettre de la force pour lui permettre de passer des caps. Le sourire est important, il faut toujours avoir le sourire. Mais c’est aussi un métier dur et fatigant. À l’hôpital, on en prend plein la tête et plein les bras. Physiquement, c’est exigeant. Et il faut encaisser la maladie et la mort. » Gérard Meylan se souvient précisément du premier décès auquel il a été confronté, du nom du défunt « dans la chambre numéro 12, au fond du couloir ». « On ne s’habitue pas à la mort, lâche-t-il. Quand ce sont des minots, on ne s’en remet pas. »

Humanité éprouvée

Depuis une dizaine d’années, l’ex-infirmier goûte une retraite méritée. Mais il reste disert sur la situation de l’hôpital public, dont il observe la désolante dégradation depuis plusieurs années, et sur ce qui a été pour lui davantage qu’une profession. Sa façon de voir la vie, avec moins d’insouciance, en a été influencée. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il incarne à merveille les personnages ombrageux, recelant un malheur, un abîme. À l’écran, ses silences sont souvent l’écho d’une humanité éprouvée. L’hôpital est toujours là, à fleur de peau. Le trop-plein d’émotions qu’il y a emmagasiné surgit même quand il joue. « Sur les premiers films, je n’apprenais pas le texte. Ce qui me guidait était purement émotionnel. Ce que je vivais à l’hôpital, je le transposais au cinéma. Aujourd’hui, je suis très respectueux des dialogues, j’ai un savoir-faire et je canalise davantage les émotions. Mais je reste un acteur à l’instinct. Il arrive encore des moments où je perds pied, je titube… »

Ce métier a aussi maintenu Gérard Meylan arrimé aux réalités. À ses yeux, non seulement il est resté fidèle à son milieu d’origine, mais il n’en a pas bougé. Il appartient toujours à « la classe sociale des gens qui sont exploités », avec une retraite de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille à 1 300 euros, quand celle de sa femme, aide ménagère, ne dépasse pas les 800 euros. « Bien sûr, le cinéma change la donne financièrement, mais cela ne modifie pas ma perception des choses. »

Gérard Meylan est né en 1952 à l’Estaque, où il vit toujours. Ses parents avaient des origines italiennes, espagnoles et suisses allemandes. « Ce qui fait de moi un pur Français », s’amuse-t-il. Avant de se consacrer à son foyer et à ses enfants, sa mère, Rose, dite Rosette, a travaillé, entre 14 et 21 ans, dans une tuilerie, où elle chargeait et déchargeait des tuiles fraîches (donc lourdes). Elle a adhéré au Parti communiste avant son mari, qui l’y a suivie. Celui-ci fut une personnalité de l’Estaque, où, aujourd’hui, une rue porte son nom. Albin Meylan était un instituteur et un directeur d’école respecté. Très rigoureux, dévoué à la scolarité des enfants, décernant un prix de fin d’année à tous sans exception à titre d’encouragement. « Il donnait de sa personne, commente son fils. Il aidait les élèves en difficulté pendant les vacances, rendait moult services dans le quartier, faisait de la politique en faveur des habitants. » Asthmatique, il s’était réfugié tôt dans la culture, dévorait les livres, annotait Le Capital de Marx et tenait des discussions de haute volée théorique avec son beau-frère, Diego Navarro, responsable de la CGT locale.

Gérard et Robert

Tous les dimanches matin, selon un rituel « sacré », Albin faisait la tournée des lecteurs de l’Humanité avec son paquet de journaux sous le bras et son fils à ses côtés. C’est ainsi que le jeune Gérard est entré chez les -Guédiguian et a vu Robert, d’un an son cadet, jouer sous la table. Mais la vraie rencontre eut lieu plus tard. En classe de CM2, que Gérard redouble. L’instituteur l’a installé devant, une place que tous les élèves évitent. Sauf Robert Guédiguian, qui s’assoit à côté de lui. C’est le début d’une grande amitié.

« Outre qu’il était blond – le seul blond de la classe, peuplée de Méditerranéens –, Robert était assez chétif à l’époque. J’ai été un peu protecteur avec lui. Comme je ne voulais pas passer pour le chouchou du directeur de l’école qu’était mon père, je n’arrêtais pas de déconner. Je le faisais rire. Je continue à le faire rire, d’ailleurs. En outre, j’avais fondé un groupe à l’école qui s’appelait le “PCF”, sigle qu’on avait inscrit sur la peau. J’étais très avancé en politique, et je crois que mon attitude le subjuguait… » Les deux garçons ne se quittent plus, partent en vacances ensemble, militeront à l’unisson au sein des Jeunesses communistes. Ils se retrouvent le plus souvent chez Gérard, où Robert se nourrit avidement des livres et des paroles savantes d’Albin Meylan. « C’est aussi là que nous avons bu nos premiers verres de vin. J’avais fabriqué une table de ping-pong à la cave, où les bouteilles étaient entreposées. Nous nous sommes bien régalés… »

C’est naturellement que Robert Guédiguian a associé son ami à son premier film, Dernier Été – où, hormis Ariane Ascaride, tous les acteurs étaient des non–professionnels, des habitants de l’Estaque. Dont Malek Hamzaoui, l’autre membre du trio indéfectible depuis leurs jeunes années, devenu le directeur de production du cinéaste, et dont la maison est celle où a été tourné Marius et Jeannette. Dans Dernier Été, le personnage principal interprété par Gérard Meylan se nomme -Gilbert mais on l’appelle par un diminutif, Bert. Or, c’est ainsi qu’on appelait aussi Robert Guédiguian à l’Estaque. L’identification est emblématique. L’acteur est le double, l’alter ego du réalisateur à l’écran. Son miroir fictionnel.

Entre les deux, ce rapport-là ne s’est jamais dissipé, même si la famille cinématographique du cinéaste, fidèle mais toujours ouverte, s’est diversifiée. Avec même l’arrivée d’une nouvelle génération de comédiens : Anaïs Demoustier, Lola Naymark, Grégoire Leprince-Ringuet et Robinson Stévenin. « Outre leur talent, ce sont de bonnes personnes », confie Gérard Meylan. Jeunes et plus âgés, tous sont singuliers, mais liés par cette aventure hors du commun de participer sur la longue durée à l’œuvre en cours de Guédiguian. Pour l’évoquer, Gérard Meylan passe du « je » au « nous » : « Robert était porteur de ce que j’aurais aimé avoir : le moteur qui permet de faire les choses. Il a généré du bonheur autour de lui. S’il a tenté de “réenchanter” le monde avec ses comédies, une chose est sûre : il nous a enchantés, nous, en nous donnant à vivre une expérience exceptionnelle. À titre individuel, on peut s’en réjouir. Mais à titre collectif, c’est encore plus exemplaire. »

Politiquement vigilant

Dans les rues étroites de l’Estaque, Gérard Meylan est une figure familière. Ce jour de fin octobre ensoleillé, il est interpellé par une femme qui le tutoie d’emblée, parce que communiste, pour lui parler de la situation de deux enfants albanais dont les parents sont sans papiers. Ils n’ont plus que quelques jours à bénéficier d’une chambre d’hôtel ; ensuite, ils seront à la rue. L’« infirmier acteur » – c’est ainsi, selon lui, qu’on le perçoit ici – promet de passer quelques coups de fil. À sa manière, il perpétue l’attention que son père avait pour les habitants de l’Estaque. « Je suis présent dans le quartier. Les gens me connaissent un peu. Quand ils ont besoin que j’intervienne, et si c’est dans mes possibilités, je le fais volontiers. » Il y a peu, il a aussi contribué à chasser de la présidence d’un comité de quartier un membre du Rassemblement national. Celui-ci avait convaincu des riverains de couper les arbres de leur jardin au prétexte qu’ils débordaient chez les voisins. « Il a agi par intimidation, raconte Gérard Meylan_. Il a évoqué une pétition des voisins qui n’a jamais existé. À l’assemblée générale qui a suivi, j’ai dénoncé sa manœuvre. Il a été viré. »_

S’il reste politiquement vigilant, Gérard Meylan ne se sent plus d’être partie prenante d’une organisation, comme il l’a été du Parti communiste. Mais, le moment venu, si on le lui demande, il accompagnera la plateforme de toute la gauche qui s’organise dans la perspective des municipales à Marseille. « Ils essaient de sortir de la logique des partis, commente-t-il. C’est nécessaire pour que les gens se réapproprient la politique. Et l’union, c’est le seul moyen de battre la droite et l’extrême droite. En s’excluant de cette plateforme, les Verts n’ont rien compris. Ils ont la grosse tête avec leurs 13 % aux européennes et sont même prêts à faire des alliances contre-nature avec le “centre-droit”. »

Gérard Meylan n’a pas une retraite passive. Il tourne au printemps dans le quatrième long métrage de Frédéric Cerulli. Il fait les voix du prochain film d’animation d’Alain Ughetto, le réalisateur du très beau Jasmine. Et espère qu’un projet qui lui tient à cœur, celui d’une jeune réalisatrice, Alexandra Grau de Sola, racontant l’histoire de sa famille pied-noir, trouve ses financements. Ou bien encore il donne un coup de main à son fils pour refaire sa toiture. Et surtout s’occupe avec un immense plaisir de ses trois petites-filles.

L’homme est pourtant un grand contemplatif. « La vue est le sens que je préfère. Je peux rester assis des heures à regarder ces diablesses de libellules qui font l’amour avec les pivoines », confie-t-il, glissant dans ses paroles un des haïkus que Daniel prononce dans Gloria Mundi. Gérard Meylan l’Estaquéen n’aurait-il pas quelque chose d’un sage oriental ?

(1) À retrouver dans le tout nouveau coffret DVD édité par Diaphana : Robert Guédiguian, l’intégrale, 20 films en versions restaurées.

Cinéma
Temps de lecture : 12 minutes