La Turquie malade du nationalisme

Bien que son pouvoir autocratique soit de plus en plus contesté, Erdogan a obtenu un soutien massif pour son intervention armée contre les Kurdes de Syrie. Même à gauche.

Chloé Richard  • 20 novembre 2019 abonné·es
La Turquie malade du nationalisme
© Le nationalisme turc s’est construit autour d’une vénération pour Mustafa Kemal Ataturk, fondateur de la république de Turquie.Emin Sansar/ANADOLU AGENCY/AFP

Alper n’a jamais voté AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002. « Je ne suis pas un islamiste conservateur et je ne partage pas non plus la plupart des pratiques politiques de l’AKP au quotidien. » Mais pour ce Stambouliote de 29 ans, cadre dans la finance, qu’importe le parti au pouvoir, l’opération turque dans le nord de la Syrie est nécessaire. Pour lui, il était plus que temps d’agir. « De mon point de vue, il ne s’agit pas de politique, mais de citoyenneté turque. Le sujet dépasse la politique, il concerne la sécurité et l’avenir de la Turquie. »

Même chose pour Berkay, 24 ans, tout juste diplômé en ingénierie électronique et qui vit également à Istanbul, à plus de 1 200 kilomètres de la zone de guerre. Il ne s’est jamais retrouvé dans le parti du président Recep Tayyip Erdogan et, pourtant, « il fallait le faire pour donner un message aux autres pays qui soutiennent ces groupes terroristes, pour protéger les citoyens et pour une frontière sûre… ».

Dans un pays où toute forme de critique du pouvoir et de ses décisions est vite étouffée, l’intervention appelée « Source de paix » fédère une part importante de la population. Enclenchée le 9 octobre, cette opération est menée au nom de la lutte contre le terrorisme des milices kurdes de Syrie, les YPG, proches de leur équivalent en Turquie, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), dont la lutte, y compris armée, pour l’autonomie est assimilée à du terrorisme (1). D’après le média Yeni Safak (pro-gouvernement), 75,6 % des personnes interrogées seraient favorables à l’opération. Qu’ils votent AKP ou non, ces soutiens partagent un point commun, constant dans l’histoire de la République turque depuis sa naissance en 1923 : le nationalisme.

« Évidemment, cela ne veut pas dire que je suis un grand fan de la guerre. Mais comme le disait Mustafa Kemal Atatürk, “paix dans le pays, paix dans le monde !” » Berkay n’hésite pas à manifester son admiration pour le fondateur de la république, « le père des Turcs ». Sentiment partagé par Alper. Le 10 novembre, il s’est rendu devant le palais de l’ancien président, Dolmabahçe, sur la rive européenne d’Istanbul, pour le jour anniversaire de sa mort en 1938. « J’ai des photos de lui chez moi et j’en ai partagé une sur mon Instagram. »

Vénéré comme un dieu, « Atatürk est très présent dans la société, dans les esprits, dans les images, dans les rues… C’est la figure du père, il est légalement interdit de le critiquer », raconte Étienne Copeaux, historien spécialiste du nationalisme en Turquie et qui a fait sa thèse sur les représentations turques dans les manuels scolaires de 1931 à 1993 (2) : « À chaque page de ces petits bouquins avec lesquels les enfants apprennent à lire, il y a des drapeaux ou des représentations de cérémonie au drapeau. Le nationalisme n’est pas une opinion en Turquie, il est obligatoire. »

Un nationalisme construit autour d’un amour fort pour Atatürk et pour la -turcité, mais qui se définit aussi par une obsession des frontières. « Les Turcs ont une mission historique, la domination du monde, mais celle-ci est entravée par des ennemis de l’extérieur, l’Occident, et des ennemis de l’intérieur, les chrétiens avant, les Kurdes aujourd’hui », affirme Hamit Bozarslan, historien et directeur d’études à l’EHESS, spécialiste de la Turquie et de la question kurde.

« La Turquie a donc dû faire quelque chose contre cette menace avant qu’elle ne nous attaque », soutient Alper pour justifier la récente offensive en Syrie. Pourtant, même si Erdogan a fait état d’échanges d’armes entre PKK et YPG, via des tunnels sous la frontière turco-syrienne, la Turquie « n’a jamais subi aucune attaque directe du YPG », rappelle Ahmet Insel, universitaire et professeur émérite de l’université Galatasaray à Istanbul (3).

Surnommée le « syndrome de Sèvres », cette peur trouve son origine dans le traité qu’ont tenté d’imposer les Alliés en 1920, pour dépecer l’Empire ottoman vaincu. « Il y a l’idée que la Première Guerre mondiale est la guerre de l’Occident contre l’Empire ottoman », résume Hamit Bozarslan.À Sèvres, les vainqueurs amputent le territoire de larges pans : l’est à l’Arménie, un territoire autonome réservé aux Kurdes, la Thrace orientale (sauf Istanbul) et la région de Smyrne-Izmir aux Grecs, des « zones d’influence » réservées à l’Italie, à la France, au Royaume-Uni… C’est alors que l’officier -Mustafa Kemal, héros de la bataille de Gallipoli (1915), lève une armée de libération nationale, lance la guerre d’indépendance et s’oppose au sultan, affaibli, qui avait accepté le traité de Sèvres. Victorieux, Atatürk force Mehmet VI à abdiquer, fonde une république et installe sa capitale à Ankara. Sèvres est abandonné pour laisser place au traité de Lausanne (1923), qui donne à la République de Turquie le territoire qu’on lui connaît aujourd’hui, et où prime la définition par l’ethnie turque. « Qui dit nationalisme en Turquie dit nationalisme musulman et sunnite », souligne Étienne Copeaux. Donald Trump a beau déclarer que Turcs et Kurdes sont des ennemis naturels depuis des centaines d’années, c’est pourtant il y a moins d’un siècle qu’est née cette crainte du pays de voir ses frontières contestées. Depuis, elle perdure et nourrit le nationalisme turc.

D’après Ahmet Insel, « le fond de la société turque, c’est le nationalisme, qui est le dénominateur commun le plus englobant, couvrant beaucoup de secteurs comme l’extrême droite, l’islamisme conservateur, le centre gauche kémaliste, le centre droit et même certains courants qui se considèrent comme socialistes… » Preuve en est, le vote au Parlement pour l’intervention en Syrie. Unanime, à la seule exception du parti pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples, gauche). Il y a bien sûr l’AKP d’Erdogan, les partis de droite et d’extrême droite, mais aussi les sociaux-démocrates laïcs du CHP (Parti républicain du peuple), principal parti d’opposition en Turquie. Ce dernier a ravi à l’AKP les mairies d’Istanbul (un cinquième de l’électorat en Turquie) et d’Ankara aux municipales de mars et juin. Bien qu’il soit l’alternative la plus sérieuse à la « démocrature » d’Erdogan, « ce parti reste un héritier du kémalisme, doctrine nationaliste héritée d’Atatürk », indique Ahmet Insel. Certains de ses membres, tels les députés Sezgin Tanrikulu et Kemal Kiliçdaroglu, ont tout de même osé manifester leur opposition à l’intervention en Syrie. « Mais ils n’ont aucun impact sur les décisions majeures du parti. Il y a dans le CHP une base démocrate de gauche, mais plus on monte dans la hiérarchie, plus on retrouve une bureaucratie du parti qui se considère comme le parti fondateur de l’État. Ils s’assimilent à une raison d’État permanente. »

Alors, quand il s’agit de défendre son pays et de préserver la sécurité nationale, soutenir l’opération militaire dans le nord de la Syrie « est de l’ordre du réflexe ». Avec l’opération « Source de paix », qui fait suite à deux interventions précédentes en Syrie (4), « on constate une Turquie dont la politique étrangère est définie par rapport à ses intérêts propres et à ses limites. C’est le prisme sécuritaire qui domine », analyseSümbül Kaya, responsable de l’observatoire de la vie politique turque à l’Institut français des études anatoliennes à Istanbul. Dans ses travaux portant sur le régime de sécurité en Turquie et la lutte contre le terrorisme, la chercheuse parle d’« alliances à la carte », « éphémères et opportunistes, régies par la seule notion d’intérêt national avec de fortes préoccupations sécuritaires ».

Qui plus est, le renvoi de plus de 2 millions de Syriens dans ce qu’Ankara appelle une « zone de sécurité » est, pour Ahmet Insel, « un argument à double tiroir. Cela justifie l’intervention en Syrie au niveau international : Erdogan joue sur les peurs irrationnelles des Occidentaux face aux immigrés et aux jihadistes ». Et en politique intérieure, il répond au mécontentement croissant de la population vis-à-vis des millions de réfugiés syriens.

Quoi qu’il en soit, pour cet ancien journaliste de Cumhuriyet, « face à cette peur, au lieu de créer un climat de dialogue et de reconnaissance de l’identité kurde, la partie turque insiste toujours aujourd’hui sur la politique assimilationniste – tout en sachant qu’elle ne donnera pas les résultats attendus –, qui aggrave encore plus la peur des Turcs de la part des Kurdes ».Un avis partagé par Ali, membre du barreau d’Istanbul et résidant en France. Il a toujours voté pour le HDP : « Je voyais ça comme une suite logique pour quelqu’un issu d’une famille de progressistes et de kémalistes, résidant à Istanbul. Mais c’est quelque chose qui a toujours été vu comme étrange par mes proches. »

(1) Le PKK est également considéré comme un groupe terroriste par l’Union européenne.

(2) Il tient le blog www.susam-sokak.fr

(3) Auteur de _La Nouvelle Turquie d’Erdogan__,_ La Découverte, 2017.

(4) Opération « Bouclier de l’Euphrate » d’août 2016 à mars 2017 et opération « Rameau d’olivier » à Afrin en janvier 2018.

Monde
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