La réforme illégitime

Nous voilà de plain-pied dans une problématique habituelle de la Ve République. L’homme qui a été élu en 2017 avec 24 % des voix, puis par rejet du Front national, peut-il tout se permettre ? Non, évidemment.

Denis Sieffert  • 18 décembre 2019
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La réforme illégitime
© ludovic MARIN / AFP

Puisque, tant bien que mal, cette période de l’année nous y invite, et parce que notre prochain rendez-vous est pour le 9 janvier 2020, on s’autorisera ici à prendre quelque distance avec le feu de l’action pour nous pencher sur un problème politique que la crise actuelle met en évidence. Celui de la légitimité d’un président de la République à imposer à tout un peuple une réforme fortement connotée socialement, et impopulaire. Les zélateurs de la macronie le posent à leur façon avec un argument faussement définitif : « La réforme figurait dans le programme du candidat. » Donc, silence dans les rangs ! À quoi le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, répond timidement : « Oui, mais pas tout à fait, puisqu’il n’y avait pas l’âge pivot à 64 ans. » Comme si l’âge pivot n’était qu’un simple ajout qu’il suffirait de retrancher pour que tout aille bien, alors qu’il est en vérité le révélateur des intentions budgétaires du gouvernement, et l’aveu de la nature globale du projet. Quatre économistes proches d’Emmanuel Macron viennent d’ailleurs de vendre la mèche dans une tribune au Monde (1). Ils n’aiment pas cette histoire d’âge pivot qui était, selon eux, d’autant moins nécessaire dans une logique comptable que le système par points suffit à repousser l’âge de la retraite. Pourquoi donc mettre en pleine lumière une arnaque qui aurait pu être cachée ? Conclusion provisoire : Macron s’est entouré de conseillers encore plus cyniques que lui…

À nos lectrices et lecteurs, nous souhaitons, malgré la dureté des temps, de bonnes fêtes de fin d’année. Et nous invitons celles et ceux qui le peuvent à soutenir Politis, via l’association Presse et Pluralisme (voir ci-contre). En attendant de se retrouver le 9 janvier, voici un numéro spécial consacré à la lutte des femmes, au terme d’une année qui aura été historique pour ce combat. Bonne lecture.

Il est vrai que le registre principal d’Emmanuel Macron est l’autorité plus que le cynisme. Mais, pour être admise en démocratie, l’autorité doit être reconnue comme légitime. Et nous voilà de plain-pied dans une problématique habituelle de la Ve République. Le fait que le projet de réforme figurait dans le programme du candidat est-il un argument démocratique ? L’homme qui a été élu en 2017 avec 24 % des voix, puis par rejet du Front national, peut-il tout se permettre ? Non, évidemment. Nous savons trop que le vote répond à des motivations multiples et inévitablement contradictoires. La légitimité a donc parfois besoin de confirmations, surtout lorsque près d’un million d’opposants sont dans la rue. N’est-il pas évident que pour un projet qui bouleverse notre ordre social, une consultation spécifique, c’est-à-dire un référendum, devrait s’imposer ?

La question démocratique se pose d’autant plus que le candidat du « en même temps » et du « ni droite ni gauche » – une fable à laquelle nous n’avons jamais cru – est devenu au premier jour de son mandat le « président des riches ». Le mythe éternel du président de tous les Français a donc eu tôt fait de voler en éclats. Ayant perdu, pour de mauvaises raisons sans doute, le soutien des meilleurs de ses conseillers économiques, il ne lui reste plus guère que l’enthousiasme du Medef, qui nous permet au moins d’identifier la nature de la réforme. Un mot ici sur l’affaire Delevoye, qui affaiblit encore un peu plus la position de l’exécutif. Car ce n’est pas qu’un accident de parcours. Le personnage qui s’attaque aux « privilèges » des cheminots cachait une autre rémunération en sus de ses émoluments ministériels, et il avait partie liée avec le milieu des assurances privées. Difficile de ne pas donner sens à tout ça.

Mais voilà que les partisans de la réforme jouent aujourd’hui d’un autre argument pour tenter de briser la mobilisation. Ils nous renvoient à la psychologie personnelle d’Emmanuel Macron. En substance, ils nous disent : « Inutile d’insister, lui ne cèdera pas ! » Il n’est ni ce pauvre Alain Juppé ni Dominique de Villepin, qui avaient fini par baisser pavillon devant la rue, en 1995 et en 2006. Il aurait plutôt un côté Margaret Thatcher, dont on connaît le bilan humain (ou inhumain) face à la grève des mineurs et face aux républicains irlandais. Introduire cette dimension psychologique n’est cependant pas inutile. Depuis le philosophe marxiste russe Georges Plekhanov, aujourd’hui bien oublié, mais qui a écrit de belles pages sur le rôle de l’individu dans l’histoire, nous savons qu’un chef d’État est d’abord captif d’une « nécessité historique », c’est-à-dire d’intérêts socio-économiques, mais que son coefficient personnel n’est pas pour autant négligeable. Le successeur de Thatcher, John Major, aurait évidemment défendu les mêmes intérêts qu’elle, mais sans doute pas avec un tel supplément d’obstination, et pour finir de cruauté. On ne sait aujourd’hui où peut conduire l’acharnement d’Emmanuel Macron à imposer une réforme minoritaire et partiale. Sinon à aggraver le niveau de violence de notre société. Il en est d’ailleurs conscient si l’on en juge par la rapidité avec laquelle il a cédé aux policiers. Une épidémie d’arrêts maladie a suffi, en quelques heures, à convaincre l’exécutif d’abandonner la réforme. L’arme de la répression doit être en état de marche. On n’est jamais trop prudent.

(1) Lire leur tribune dans Le Monde du 11 décembre, et l’excellente réponse de Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa, Christiane Marty et Jacques Rigaudiat, le 17 décembre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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