Le travail social contre la réforme « et son monde »

Les personnels du social et du médico-social sont en grève contre un système qui vide leur métier de son sens, au profit d’une marchandisation qui lèse les travailleurs mais aussi les usagers.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 11 décembre 2019 abonné·es
Le travail social contre la réforme « et son monde »
© Loic VENANCE / AFP

L’enjeu immédiat est énorme, mais nous avons toute une lutte à construire, lâche Éléna. Et cela prend du temps. » Lors de l’assemblée générale de la commission mobilisation du travail social en Île-de-France, la jeune éducatrice spécialisée plaide pour faire converger toutes les luttes menées par ses collègues du social et du médico-social sur tout le territoire. Ce 4 décembre, une quarantaine se sont réunis pour évoquer les mobilisations à venir. Les prises de parole s’enchaînent. Toutes et tous peuvent témoigner du manque de places dans les centres d’hébergement, des réorganisations massives des services sociaux des départements ou du « flicage » des mineurs isolés étrangers que leur impose l’État… À chaque intervention, ce sont les mêmes dégradations des conditions de travail qui sont décrites, les mêmes fatigues. « Ce qu’ils font avec la réforme des retraites, ils le font déjà avec nous », tranche Thibault, éducateur spécialisé dans l’Essonne et membre de la commission Île-de-France. Dans l’assistance, un leitmotiv se profile : lutter « contre la réforme des retraites et son monde ».

131 jours de grève

Depuis, les membres de la commission ont manifesté, notamment le 7 décembre à Paris, assisté à des assemblées générales interprofessionnelles, participé à des actions « coups de gueule », notamment en protestant devant le siège du groupe SOS, symbole du « social business », ou en bloquant un dépôt de bus à Gennevilliers avec les personnels de la RATP. « Sur les douze derniers mois, nous avons comptabilisé 131 jours de grève dans le travail social, reprend Éléna. Et ce n’est pas exhaustif. Nous devons nous faire entendre et pour cela, prêter main forte aux secteurs qui sont en capacité de bloquer le pays ou l’économie. » Alors, pour espérer « contrer le gouvernement », la commission appelle à se mettre « en ordre de bataille ».

Pour Mireille Bruyère, maîtresse de conférences à l’université Toulouse-II, membre du comité scientifique d’Attac et des Économistes atterrés (1), une mobilisation contre la réforme des retraites « et son monde » prend tout son sens si on comprend les mécanismes à l’œuvre depuis une quinzaine d’années. « Tout un ensemble du travail social est sous-traité par le service public, ce qui provoque une concurrence des associations les unes avec les autres, décrypte-t-elle. Ce management public implique pour elles de répondre à des objectifs et de se soumettre à des évaluations quantitatives, tout en subissant une diminution des coûts. Cela mène évidemment à une perte de sens pour les “prestataires” sociaux, qui doivent courir après les appels d’offres pour bénéficier des financements de l’État, et se voient parfois dans l’obligation de délaisser une partie du travail qui n’est pas quantifiée : le lien social. En plus de la souffrance au travail, la qualité de l’accompagnement des usagers est évidemment fortement dégradée. »

Maltraitance institutionnelle

Mais la logique de la « rationalisation » ne s’arrête pas là. Depuis plusieurs années, les contrats à impact social (CIS) redessinent les missions du travail social. Signés entre partenaires public et privé (une banque par exemple) dans le cadre d’un « projet social », ces contrats peuvent générer des bénéfices (pour l’acteur privé) si les objectifs fixés dans le cahier des charges sont remplis. « Les années passent et le constat est toujours le même : un dévoiement des missions de service public vers la financiarisation de l’action sociale », résume Isabelle Chevallier Bourely, secrétaire fédérale chez SUD santé sociaux. Au sein de l’institut spécialisé professionnel (IMpro) d’Olivier, éducateur, c’est la réforme Sérafin PH qui fait son entrée, non sans remous. « Il s’agit d’une réforme qui vise à transformer les institutions spécialisées en plateformes de prestations et de services, explique-t-il. Plutôt que de proposer un accompagnement global, éducatif et thérapeutique, les personnes viendront piocher dans différents “services” proposés, comme un bilan de psychothérapie ou une sortie éducative en extérieur. Bien sûr, plus l’institution propose d’actes, plus elle peut recevoir des subventions. » Une « tarification à l’acte », selon le jeune homme, qui ne voit dans ces pratiques non plus un moyen de faire des économies, mais un moyen « de se faire de l’argent ».

Comme de nombreuses institutions ou structures, les services sociaux des départements sont également touchés par cette course à la « prestation sociale ». Dans les Hauts-de-Seine, un préavis de grève est d’ailleurs déposé jusqu’au 5 janvier. Et pour cause. La réorganisation du pôle solidarité du département ne ferait qu’« accélérer la maltraitance institutionnelle », selon Sonia (2), référente auprès de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Des quatre services qui existaient, ne restent que trois unités – accueil, évaluation et accompagnement –, où tout le personnel est désormais assigné indifféremment, sans plus aucune considération des fiches de poste initiales. « Une assistante sociale qui était auparavant chargée de la gestion budgétaire se retrouve dans l’obligation de faire le suivi d’un enfant placé. Du coup, les services se sont vidés et il y a de nombreux arrêts maladie, raconte Sonia, pour qui la charge de travail est devenue très difficile à supporter. Avant, une référente ASE avait en charge 25 enfants. Désormais, c’est 50, voire 60 ! »

Sens du travail

« À chaque fois que vous transformez une relation sociale en relation économique, ça conduit à une forme de violence plus ou moins acceptée dans notre société, reprend Mireille Bruyère. Le fait de parler d’une lutte contre la réforme des retraites “et son monde” ne suggère pas seulement qu’il y a opposition avec l’économie telle qu’elle est, mais avec la conception de ce qu’est une relation sociale ». Pour l’économiste, les mouvements sociaux de ces dernières années, dont celui des urgences hospitalières, témoignent que femmes et hommes ne se mobilisent pas seulement autour de revendications salariales, mais de plus en plus autour du sens que l’on donne à leur travail. Or avec les personnels du travail social, l’enjeu est double. « La dégradation de leurs conditions de travail, c’est la dégradation des conditions de vie des usagers », rappelle simplement Mireille Bruyère. Pour autant, dans le travail social existe une profonde culpabilité àarrêter le travail. Éléna préfère relativiser : « La grève n’est pas de notre responsabilité. Elle est aussi un moyen de nous engager pour les personnes que l’on accompagne. »

(1) Et chroniqueuse à Politis.

(2) Le prénom a été changé.

Économie Travail
Temps de lecture : 6 minutes

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