Olivier Roellinger : Bien manger, un sport de combat

Olivier Roellinger publie _Pour une révolution délicieuse_, un précieux manifeste pour l’assiette de qualité contre l’agrobusiness. À l’image de sa personnalité.

Jean-Claude Renard  • 4 décembre 2019 abonné·es
Olivier Roellinger : Bien manger, un sport de combat
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L’anecdote est éclairante. Il y a peu, en 2017, Olivier Roellin-ger est membre du jury de la finale du Bocuse d’or France, concours de cuisine de renommée internationale. Le casseroleur de Cancale, figure majeure de la gastronomie, s’y rend avec plaisir. Sur place, comme aux autres grands chefs, on lui tend une toque et une veste à revêtir avant de monter sur scène. La toque et la veste portent en gros l’estampille de la première grande surface pour la restauration. « La marque M… » – Métro, pour la citer. « On demandait donc aux chefs les plus étoilés d’enfiler un uniforme aux couleurs d’un grossiste de la nourriture “prête à servir” pour mettre à l’honneur la gastronomie française. »

Olivier Roellinger n’a jamais porté la toque. Il n’y a pas de raison de changer, et il refuse. Revêtant la veste, il se saisit d’une serviette pour se nouer un garrot autour du bras, de sorte à masquer le nom et le logo bleu de la marque. Les patrons de Métro n’apprécient pas. Le Breton a la tête en granit dur. « Je n’ai de contrat ni avec le Bocuse d’or, ni avec la marque M…, je suis libre. » Quand bien même celle-ci est le plus important partenaire financier du concours. « Je faisais alors le constat que ce grossiste en restaurants, qui vend certes quelques produits de qualité pour la vitrine mais une grande majorité de produits prépréparés et standardisés, redorait son blason en s’appropriant l’image de la grande cuisine française. » Avec le consentement de ses pairs. « Mais comment peut-on, nous, les professionnels, laisser à une centrale d’achats le soin de faire notre marché ? »

Mieux même : ce jour-là, tous les membres du jury du concours se sont rendus à un déjeuner officiel à l’Élysée avec leur veste M… « Les marchands de produits souvent médiocres ont déjà gagné trop de terrain, s’agace Olivier Roellinger. Ne nous ont-ils pas déjà piégés en nous transformant, de “mangeurs” d’un territoire que nous étions depuis la nuit des temps, en “consommateurs” que nous sommes devenus ? »

L’anecdote est rapportée en ouverture du dernier essai d’Olivier Roellinger, Pour une révolution délicieuse (1) – titre emprunté à Alice Waters, ambassadrice du mouvement Slow Food en Amérique du Nord. Un manifeste ciselé en une vingtaine de chapitres, non pas autour de la gastronomie (même s’il place les chefs, prescripteurs, devant leurs responsabilités), mais bien consacré à l’alimentation, comme héritage, culture et premier médicament ; une somme de réflexions qui taraudent le casseroleur cancalais depuis quelques années.

Il en convient : longtemps, il est resté enfermé dans sa tour d’ivoire – à l’instar de tous les grands cuisiniers, déconnecté des réalités, dans l’obsession de ses étoiles, aveuglé par son sacerdoce. Trop longtemps. Cette « révolution délicieuse » sonne comme une rupture, entamée par un constat amer : « 85 % de l’alimentation en France est achetée en grande surface. Qui contrôle ce qui garnit les rayons ? Quatre centrales d’achats. Qu’est-ce qu’une centrale d’achats alimentaire ? Environ une dizaine de personnes qui choisissent ce que nous, citoyens, allons “consommer”. Autant dire qu’en France, aujourd’hui, il y a une quarantaine de personnes sur le territoire qui décident de l’alimentation de la très grande majorité des habitants de ce pays. » Assurément, ils ont gagné. Et le cuisinier de dénoncer « la surconsommation de produits laitiers, de viandes médiocres, de légumes assaisonnés de pesticides et réduits en soupes ou purées, de fruits ayant perdu toute propriété nutritive et réduits en pulpes très sucrées ; la pression des céréaliers pour des blés encore plus chargés en gluten et nécessitant toujours plus d’azote et de glyphosate ; les producteurs de produits OGM inconséquents qui avant tout s’approprient le monde végétal et bientôt animal, comme Monsanto ».

Dans le Landerneau gastronomique, Roellinger s’est toujours distingué par ses pas de côté. Son manifeste, émaillé d’anecdotes (sur le métissage de la cuisine, la longue route de certains produits…), ponctué de séquences autobiographiques, en est un exemple, avec la rupture comme marque de fabrique chez cet homme au parcours atypique.

Olivier Roellinger n’est pas né cuisinier à Cancale. Il est arrivé à la gastronomie. Une jeunesse passée dans les écoles de voile. À quai, une mère aux fourneaux, une grand-mère gourmande, un grand-père épicier en gros à Saint-Malo – le père a tôt décanillé. Passionné par les nouvelles colles pour bateaux, il entame des études d’ingénieur aux Arts et Métiers. Un début dans la vie. Une veille de fête des mères, de retour d’une soirée amicale, quatre crevures lui soufflent au corps le matériau froid des matraques. Il dérouille. Au coma suit une année d’hôpital, deux ans et demi sur un fauteuil roulant. Il gamberge ferme dans la maison maternelle, une malouinière, juste au-dessus de l’église de Cancale. La convalescence s’agrippe aux amis, aux petites gens de la pêche, autour d’une table garnie par maman. Remis sur pied, il revient aux Arts et Métiers. Une routine sans parfum. Il plaque, avec l’envie de faire autre chose : il va tâter de la casserole. Et vite.

Première rupture. Ou comment changer sa vie en destin. Roellinger vient à la cuisine par rejet de tout ce qui est rationnel. CAP en six mois et une série de courts stages. C’est bien assez pour raconter son histoire. Dans la bâtisse maternelle, où il est né en 1955, au premier étage, il ouvre les Maisons de Bricourt. Avril 1982. Huit tables, bric et broc de matériels. Jane, sa femme, en salle, maman en pâtisserie. Il découvre un florilège de lois : cuisiner, c’est nourrir l’autre. Un acte d’amour quotidien. « Un jeu d’amour », dit-il aujourd’hui.

Les produits du cru s’imposent, poissons, coquillages et crustacés, dans une carte qui dit une région, colorée plus qu’à moitié, la -Bretagne, époustouflant potager au-dessus de la mer. Les mois de fermeture, le jeune cuistot bourlingue au-delà du diable Vauvert ; le butin, à chaque retour, est chargé d’épices qui vont s’appliquer à l’assiette dans l’esprit corsaire, se plier à l’histoire du commerce à Saint-Malo aux XVIIe et XVIIIe siècles. Non pas une cuisine exotique, mais un ruban de saveurs ouvert sur le monde. Roellinger déploie un travail d’orfèvre, mi-apothicaire, mi-voyageur. Jusqu’à décrocher trois étoiles au Michelin en 2006. Moins de deux ans plus tard, rattrapé par les séquelles de son agression, épuisé, il baisse le store. Fin de Bricourt. C’est une autre rupture.

Aujourd’hui, avec ce manifeste, Olivier Roellinger « entend fédérer toutes ces consciences nouvellement éveillées en se soulevant pacifiquement et amener les politiques à s’affranchir des lobbys de l’agrobusiness », tout en s’adressant « aux jeunes générations, aux enfants ». Il cible la grande distribution, ironise, cite Leclerc « qui devient bio, pourquoi pas Monsanto ?! », mais pas seulement : successivement, il cingle la télé culinaire, où personne « n’évoque l’origine et la qualité des produits », l’industrie sucrière, les producteurs d’huile de palme, les cahiers des charges des labels bio modifiés par les grandes enseignes, les intérêts de l’industrie semencière, qui, « au fil des années, a sélectionné des variétés dites homogènes et stables. Identiques en quelque sorte. Des graines formatées pour l’industrie agroalimentaire, qui poussent vite et bien en monoculture intensive ». Il se désole encore de la surpêche, au mépris de l’état des stocks et de la saisonnalité, s’élève contre la pêche électrique, les élevages de poissons…

Mais plutôt qu’un long râle plaintif, le cuisinier préfère ouvrir des portes, tendre des clés. Le trousseau est conséquent. Le recours aux circuits courts et aux Amap, une certaine vigilance sur les marchés, notamment à l’égard des revendeurs, la défense des petits producteurs, sentinelles de la biodiversité, des maraîchers et des pêcheurs (en tenant compte d’une juste rémunération), le respect des saisons, l’abandon des produits surgelés. Des évidences (pour certains) qu’il convient de marteler, très tôt. « Le pays de l’excellence culinaire devrait rendre obligatoire l’éducation alimentaire à l’école, depuis la maternelle. » C’est aussi un volet sur lequel insiste Olivier Roellinger, comme le retour en cuisine, parce que « c’est du temps de gagné pour notre santé et notre portefeuille ». Et de citer Vandana Shiva : « Moins courir, moins de yoga, moins de méditation, jardiner plus, cuisiner plus. » Avant de ponctuer : « À bon entendeur, tous aux fourneaux ! »

(1) Dont les droits d’auteur sont entièrement reversés à l’ONG Ethic Ocean pour la préservation des ressources halieutiques.

Pour une révolution délicieuse Olivier Roellinger, Fayard, 208 pages, 18 euros.

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