« Histoire d’un regard », de Mariana Otero : Le photographe et la cinéaste

Dans Histoire d’un regard, Mariana Otero retrace le parcours de Gilles Caron, photoreporter disparu à l’âge de 30 ans après avoir couvert la guerre des Six-Jours, celle du Vietnam, le Biafra ou Mai 68.

Christophe Kantcheff  • 22 janvier 2020 abonné·es
« Histoire d’un regard », de Mariana Otero : Le photographe et la cinéaste
© Le parcours de Gilles Caron est retracé à travers les quelque 100 000 clichés qu’il a pris entre 1967 et 1970. JÉRÔME PREBOIS

Son documentaire précédent, L’Assemblée (1), Mariana Otero l’avait réalisé au débotté, se lançant dans la Nuit debout parisienne qui venait de surgir pour la filmer dans ses développements, son énergie et ses difficultés. Elle était alors déjà avancée dans l’élaboration de son nouveau film, Histoire d’un regard, dont le sous-titre est : « À la recherche de Gilles Caron ». Si celui-ci est d’une tout autre facture que le précédent, on peut au moins voir un lien entre les deux. Gilles Caron, qui était photo-reporter, s’est illustré en -saisissant ce qui était en train de se dérouler à divers points chauds du globe. C’est, toutes proportions gardées, ce qu’a fait la cinéaste en plongeant sa caméra au cœur d’un événement.

Mais, entre elle et le photographe, existe un autre point commun, beaucoup plus intime, évoqué dès les premières minutes du film. C’est d’ailleurs la découverte de cette similitude qui a été l’élément déclencheur. Gilles Caron est mort à 30 ans, en 1970 au Cambodge, laissant deux fillettes derrière lui. Exactement comme la mère de la réalisatrice et de sa sœur Isabel, Clotilde Vautier, décédée au même âge des suites d’un avortement clandestin.

Sur sa mère, qui était peintre, on se souvient d’Histoire d’un secret, le très beau film que Mariana Otero avait réalisé en 2003. Histoire d’un regard ; Histoire d’un secret : ce n’est pas un hasard si les deux titres se rapprochent. Ce sont aussi ses deux seuls films à ce jour où elle apparaît et dont elle fait le récit à la première personne, au fil d’une voix off dont l’écriture est à la fois précise et sensible. Signe de ce sentiment de proximité, elle s’adresse à Gilles Caron en lui disant « tu ».

Au début, Mariana Otero ne sait rien de lui, dont elle découvre les photographies dans un livre qui lui est consacré. En le feuilletant, elle se rend compte que certaines photos lui sont familières, dont le célèbre cliché où l’on voit Daniel Cohn-Bendit face à un CRS en 1968. Pour en connaître davantage, en -particulier sur les circonstances de sa mort, elle rencontre une de ses filles, Marjolaine. Mais celle-ci n’en sait pas beaucoup plus que ce que les autorités de l’époque ont bien voulu dire. En revanche, elle lui confie, sur un disque dur, l’intégralité du travail de son père, c’est-à-dire les 100 000 photos qu’il a prises le temps de sa carrière fulgurante, de 1967 à 1970, réalisée au service de l’agence Gamma, où l’avait fait entrer son ami Raymond Depardon.

C’est à partir de cette masse que Mariana Otero va reconstituer l’histoire du regard de Gilles Caron. Cette démarche pourrait paraître banale ; elle est devenue exceptionnelle. Ici, aucune considération sur la vie de l’auteur ou sur sa psychologie ne vient faire écran pour considérer l’œuvre. En cela, on est bien du côté de Proust contre Sainte-Beuve. Sans doute cette considération théorique était-elle étrangère aux préoccupations de Mariana Otero quand elle a entrepris son film. Il n’empêche que cette façon de se plonger dans cet océan photographique pour en déduire la façon de travailler de Gilles Caron, et par là sa manière d’être au monde, est tout à fait passionnante et se révèle d’une grande richesse.

Il y a donc quelque chose de l’enquête dans Histoire d’un regard. C’est évident, par exemple, quand Mariana Otero demande à un historien du Proche-Orient, Vincent Lemire, de reconstituer avec elle le parcours de Gilles Caron à Jérusalem. Celui-ci a suivi l’armée israélienne pénétrant dans la Ville sainte. Ce reportage de juin 1967, son tout premier de cette ampleur, l’a révélé, notamment grâce à ses clichés retentissants de Moshe Dayan.

La réalisatrice et l’historien constatent que le photographe ne se contentait pas de ces photos « choc » (paraissant pour la plupart dans Paris Match). À Jérusalem, il a fait de nombreux allers et retours pour saisir d’autres situations. En particulier celle réservée aux soldats palestiniens – humiliés, quand ils ne sont pas exécutés. Les militaires israéliens portant alors des treillis français utilisés pendant la guerre d’Algérie, Gilles Caron reconnaissait là ce qu’il avait déjà rencontré, lui qui avait été appelé au front chez les paras en 1960 et 1961.

Une question cruciale s’est posée à Mariana Otero : comment montrer les photographies ? Là encore, aucune autre considération n’a prévalu que de les filmer pour elles-mêmes. Elles sont ainsi nombreuses à être présentées plein écran, dans leur intégrité, c’est-à-dire le cadrage initial respecté, accompagnées d’une musique en cohérence avec leur sujet. Ainsi, leur puissance d’émotion reste intacte. Ce qui frappe avant tout : l’incroyable présence, cinquante ans plus tard, des personnes qui y figurent, en noir et blanc majoritairement. Qu’il s’agisse de GI américains au cœur de la guerre du Vietnam ou des jeunes prostituées du cru qui les entourent, des catholiques irlandais en rébellion à l’orée d’un conflit qui va durer trente ans ou d’étudiantes parisiennes en mai 1968, dont Mariana Otero dit : « Tous ces visages de femmes anonymes me fascinaient sans que je puisse m’en détacher. Au début, j’ai cru que c’était cette jeunesse ardente, si près si loin, qui me plongeait dans la mélancolie. Mais il a fallu que je me rende à l’évidence. Mai 68 […], c’était précisément l’époque que ma mère n’avait pas pu vivre. »

La série de photos que Gilles Caron a faite au Biafra est la plus éprouvante. La cinéaste les montre dans leur nudité, sans musique, l’effroi imposant le silence. Au-delà de ces images terrifiantes, le spectateur est gagné par un sentiment de permanence des tragédies. Comme si ces photos nous renvoyaient aussi à notre présent. « Si près si loin » – ou « si loin si près » – pour reprendre les mots de la réalisatrice.

Gilles Caron avait-il la vocation d’un « baroudeur » ? Son champ photographique originel était celui des personnalités de la politique comme des arts et du show-biz. Quelques mois avant Mai 68, il était sur le tournage de Baisers volés avec François Truffaut et ses comédiens, Claude Jade et Jean-Pierre Léaud. On voit Brel, James Brown ou Johnny lors d’avant-premières à l’Olympia, où se presse le tout-Paris. Au cours d’une des rares interviews que Gilles Caron a données, comme le précise Mariana Otero, en l’occurrence à la radio, on l’entend dire que réussir de tels reportages malgré la bousculade signifie qu’on est prêt pour d’autres missions beaucoup plus aventureuses.

S’il a photographié l’âpre réalité des guerres et de la famine, se retrouvant sous les mortiers ou maculé de chair et de sang, comme au Vietnam, c’est, dit-il, parce qu’il a « voulu voir ». Mais à la perte d’innocence et à la prise de conscience que le preneur d’images est désormais « un rouage ambigu dans le conflit, témoin et acteur, accusateur et complice », s’est ajouté un début de transformation du photojournalisme, que suggère le film. Avant de partir pour le Cambodge, Gilles Caron n’avait plus envie de voir les atrocités. Il préférait rester avec ses filles et les photographier. Le destin en a décidé autrement.

Mariana Otero imagine que, vivant, il se serait tourné plus encore vers les gens, de tous pays, pour « prendre le temps de transformer l’ordinaire en extraordinaire », dit-elle. C’est ce regard-là, profondément humain, faisant récit du quotidien, que la cinéaste met au jour, adressant ainsi un message fraternel à son aîné photographe.

(1) Voir le n° 1473 de Politis, du 11 octobre 2017, pour lequel Mariana Otero avait été notre rédactrice en chef invitée.

Histoire d’un regard. À la recherche de Gilles Caron, Mariana Otero, 1 h 33. En salle le 29 janvier.

Cinéma
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