Indigènes du Brésil : « Nous avons décidé d’entrer en politique »

Les peuples indigènes ont renforcé leur résistance sous le régime Bolsonaro, affirme Sônia Guajajara, principale figure d’un collectif national qui porte leur lutte au Brésil et au-delà.

Patrick Piro  • 8 janvier 2020 abonné·es
Indigènes du Brésil : « Nous avons décidé d’entrer en politique »
© En 2018, Sônia Guajajara, 45 ans, a été candidate à l’élection présidentielle.Mateus Bonomi/AFP

Animée d’une énergie inépuisable, Sônia Guajajara est de ces femmes qui ont très tôt revendiqué le droit de participer aux décisions des communautés indigènes, un domaine classiquement réservé aux hommes. Native du peuple guajajara en territoire amazonien Araribóia (État du Maranhão), elle gravit les échelons au sein des collectifs locaux, jusqu’à la coordination de l’Articulation des peuples indigènes du Brésil (Apib), coalition de plus de 300 groupes ethniques. En 2018, elle est candidate à la coprésidence de la République avec Guilherme Boulos, chef de file du très actif Mouvement des travailleurs sans toit (MTST). Nous l’avons rencontrée à Paris en novembre, lors de la tournée européenne de la campagne « Sang autochtone : pas une goutte de plus ! » (lire page 24).

Arrêt de la démarcation de terres indigènes, autorisation de la culture du soja en Amazonie, etc. Quelles mesures gouvernementales vous alarment le plus ?

Sônia Guajajara : Tout ce que fait Bolsonaro est préoccupant ! Il pousse comme jamais à l’exploitation économique des territoires indigènes, en violation de la Constitution fédérale, qui nous en garantit l’usufruit, et au mépris de notre avis. Démantèlement des droits, destruction de l’environnement : voilà l’agenda officiel du gouvernement. Il se moque du dialogue avec les populations et n’a aucun respect pour notre mode de vie. Il a fait alliance avec l’agro-industrie et avec les multinationales pour étendre les monocultures et exploiter des minerais dans les aires préservées. Sur nos territoires, nous affrontions déjà des orpailleurs clandestins, ce qui génère des expulsions, des addictions à l’alcool, des maladies… Mais, là, il s’agira d’opérations de grande envergure. C’est potentiellement désastreux pour nous.

De surcroît, Bolsonaro alimente en permanence un discours de violence et de haine, glorifiant la dictature militaire et incitant à l’armement des civils dans les campagnes. Ainsi, au Brésil, le représentant de l’autorité suprême se place lui-même au-dessus de toute loi et du respect des droits humains, encourageant une frange de la société à se livrer à des actes qui nous exposent à des risques vitaux importants. Cela crée des tensions très fortes sur nos territoires.

Les peuples indigènes brésiliens n’ont pas toujours été très unis face aux appétits qui les menacent. La situation actuelle change-t-elle la donne ?

Nos peuples ont toujours résisté au cours de leur histoire, de la période coloniale à la dictature, et contre ce gouvernement désormais. Alors que Bolsonaro tente de nous diviser en faisant miroiter les bienfaits de son « développement », le mouvement indigène se montre aujourd’hui plus fortement structuré, dans une opposition radicale à l’ensemble de la politique de ce gouvernement. Nous sommes même entrés dans une phase nouvelle, marquée par une participation à la politique institutionnelle et aux élections. Car nous devons être là où les orientations du pays se décident.

En 2017, l’Apib a lancé un appel « Pour un Parlement toujours plus indigène ». Il s’est traduit en 2018 par 130 candidatures issues de nos rangs dans presque tous les États, pour les législatives au niveau de la fédération et des États, pour les sénatoriales et la présidence. Nous sommes parvenus à placer les questions indigènes et environnementales au cœur du débat public, en intéressant de nombreux secteurs de la société civile. Et nous avons élu Joênia Wapichana députée à Brasília, ainsi que Chirley Pankara députée de l’État de São Paulo (lire ci-contre). Ce sont des premières dans l’histoire du Brésil.

Tout comme votre propre candidature à la présidentielle…

Elle est née de l’activité de notre mouvement auprès du Parlement national et a occasionné des rencontres fructueuses avec de nombreux acteurs de la société civile, lesquelles ont suscité, dans une construction collective originale, le ticket que j’ai présenté avec Guilherme Boulos, chef de file du mouvement des sans-toit, avec l’appui du Parti socialisme et liberté (PSOL).

Femmes, étudiants, mouvement noir, petits producteurs agricoles, etc. : au cours du processus électoral et depuis lors, nous avons noué des alliances avec des mouvements attaqués, comme nous, par Bolsonaro. Et nous développons également ces articulations à l’échelon international. C’est une avancée considérable pour nous, bien plus que notre résultat électoral [0,6 %, NDLR]. Nous comptons prolonger cette stratégie en 2020 avec des candidatures indigènes aux municipales, afin de conquérir des espaces institutionnels et de renforcer nos cadres.

Des femmes en première ligne, est-ce un atout supplémentaire dans votre lutte ?

Nous sommes pleinement partie prenante de ce moment particulier qui voit les femmes prendre la tête de nombreux fronts de lutte dans le monde. Ma présence ou celles de Joênia Wapichana et de Chirley Pankara sont très importantes parce qu’elles inspirent d’autres femmes indigènes qui peuvent ambitionner à leur tour une place nouvelle dans la société et occuper l’espace politique. Nous avons organisé en août 2019 une marche des femmes indigènes en réaction à la politique du gouvernement. Elle a réuni près de 3 000 femmes issues de plus de 300 ethnies pour quatre jours de forum à Brasília. Nous avons rejoint pour l’occasion la Marche des Margaridas (1). Nous voulons démontrer que nous sommes vivantes et capables de renverser les barrières d’un héritage colonial qui entend nous maintenir dans un rôle secondaire, comme le veut Bolsonaro.

Comme d’autres personnalités engagées, vous êtes aujourd’hui la cible de menaces, une réalité encore plus alarmante qu’avant au Brésil…

Nous, peuples indigènes, tentons de sensibiliser le public à l’urgence d’atteindre une relation plus équilibrée avec l’environnement, à laquelle nos modes de vie contribuent. Alors je n’ai pas peur, et je ne vois aucune raison de reculer parce que je n’ai pas le moindre doute sur la justesse de notre lutte. Nous agissons non seulement pour le bien de nos communautés mais aussi pour celui de l’humanité.

(1) Cette manifestation de travailleuses rurales « pour le développement durable, la démocratie, la justice, l’autonomie, l’égalité et la liberté » a réuni 100 000 personnes. Elle se tient tous les quatre ans depuis 2000 et doit son nom à Margarida Maria Alves, assassinée en 1983 en raison de son engagement syndical auprès des paysans.

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