Viols dans l’Église : des mots sur le mal

À la veille du procès du père Preynat, accusé de plusieurs agressions sur mineurs, l’association La Parole libérée publie un recueil de témoignages des victimes. Édifiant.

Jean-Claude Renard  • 8 janvier 2020 abonné·es
Viols dans l’Église : des mots sur le mal
© Dans l’église Saint-Luc, à Sainte-Foy-lès-Lyon, où officiait le père Preynat.JEFF PACHOUD/AFP

Pour beaucoup, il reste encore une odeur de tabac froid, le goût d’un cigarillo écrasé, une respiration haletante, des soupirs, presque des râles. Il reste d’autres choses encore, de ces trucs qui marquent, perdurent comme des stigmates, s’accrochent, butent sur les parois de la mémoire, tenaces, semblent s’échapper, reviennent inopinément. Des actes. Un nom : Bernard Preynat.

Âgé aujourd’hui de 74 ans, le prêtre doit comparaître du 13 au 17 janvier devant le tribunal correctionnel de Lyon. Poursuivi pour « agressions sexuelles sur mineurs », il sera confronté à une dizaine de ses victimes (sur une quarantaine), des années 1970 à 1991. Il échappe à la cour d’assises car, pour les victimes l’accusant de viol, les faits sont prescrits. En juillet 2019, le tribunal ecclésiastique a condamné le prêtre à la peine maximale prévue par le droit de l’Église catholique, le réduisant à l’état laïc. Un prêtre dont on sait maintenant, après enquête, qu’il ne cachait rien de ses attirances pédophiles dès le début de ses activités, que des signalements auprès des autorités de l’Église se sont succédé. Il y fera quand même carrière. Que dira-t-il, non pas de ses crimes, déjà reconnus, mais de ses complices taiseux, familles comprises, des instances, de sa hiérarchie directe, de l’attitude des cardinaux Albert Decourtray et Louis-Marie Billé, qui ont précédé Philippe Barbarin ?

D’une affaire judiciaire l’autre, justement. En novembre dernier, tout comme le procureur de la République de Lyon, décidant en août 2016 le classement sans suite, à l’issue de plaidoiries chargées d’émotion, la cour d’appel de Lyon a requis la relaxe de l’archevêque de Lyon, poursuivi pour « non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs ». En première instance, le cardinal avait toutefois été condamné à six mois de prison avec sursis. Le prélat avait fait appel. Pour l’avocat général, s’il y a une faute morale concernant « les faits d’abus au sein de l’Église catholique », il n’y a pas de faute juridique commise par Philippe Barbarin. Il n’empêche. Le « primat des Gaules » n’a pas relevé de ses fonctions le père Preynat, officiant dans son diocèse, qui lui avait pourtant avoué ses agissements en 2010 – ce silence tombant sous le coup de la prescription (trois ans). Il n’a pas non plus favorisé le moindre chapitre liminaire d’une procédure judiciaire à l’égard de Preynat – en 2014, Alexandre Hezez, l’une des victimes, l’informait des agressions multiples. Même silence auprès des autorités judiciaires (malgré l’obligation de l’article 434-3 du code pénal). La cour d’appel va trancher, elle rendra son arrêt ce 30 janvier.

Des témoignages accablants

De l’affaire Barbarin au procès du père Preynat, l’Église catholique française a connu ainsi ses premiers soubresauts retentissants (et pas seulement médiatiques). Ils reviennent dans l’actualité au moment où le pape François abolit le secret pontifical (le 17 décembre dernier), qui couvrait les procédures de l’Église en matière de pédocriminalité. Une décision historique, réclamée par les victimes, qui permettra la transmission des dossiers de l’Église aux justices nationales. Jusque-là, le jugement de ces crimes était réservé à la Congrégation pour la doctrine de la foi, à Rome. Autant dire que rien ne sortait…

S’il y a procès Barbarin et Preynat aujourd’hui, ils tiennent à la pugnacité de l’association La Parole libérée, née en 2015, précisément des crimes du prêtre lyonnais, fondée par ses propres victimes. C’est elle qui, au bout des arcanes de l’Église, de l’omerta qui règne et du chemin de croix complexe et labyrinthique de la justice, est parvenue à amener une poignée de prévenus à la barre (1).

Parce que « face à la dissimulation qui protège un système à la dérive ; face à une justice dont les délais de prescription ne sont pas en corrélation avec les avancées de la science (amnésie traumatique) ; face à la culture du silence entretenue par la hiérarchie catholique ; face à l’incapacité dogmatique de nombreux prélats à avoir autant de considération pour la raison que pour le sacré ; face à tous ces obstacles, seule une prise de conscience globale et hors cadre pouvait mettre en lumière une telle faillite de notre humanité, et nous permettre de la combattre », écrit François Devaux, président et cofondateur de La Parole libérée, dans la préface de ce livre choc, Abusés.

Ce livre rassemble une vingtaine de témoignages transmis à l’association, émanant pour la plupart d’anciens scouts du groupe Saint-Luc (GSL), fondé directement par le père Preynat en 1970 (mais en réalité non affilié à une quelconque association scoute, apprendra-t-on plus tard), qui fréquentaient la paroisse Saint-Luc à Sainte-Foy-lès-Lyon, dans la banlieue lyonnaise bourgeoise, tous âgés de 7 à 11 ans. Quand on entend qu’un prévenu est poursuivi, ou un accusé condamné, pour « agression sexuelle sur mineur », voire « acte de pédophilie », le discours s’arrête bien souvent à l’énoncé de ces quelques mots. Au mieux, on imagine. Avec la publication de ce document unique, le lecteur est plaqué contre la réalité. Âpre réalité, insoutenable, vomissante.

Pour Cyril, « les faits se sont reproduits régulièrement pendant deux ans » à partir de 1981_. « Je ne saurais dire combien de fois, mais cela représente beaucoup. Chaque fois, ses gestes se faisaient plus oppressants, il m’embrassait sur la bouche et je sentais le contact de sa langue, il me caressait le bas du dos, l’intérieur des cuisses, une de ses mains progressait à l’intérieur de mon short pour arriver entre mes jambes et me toucher le sexe, pendant que son autre main me faisait toucher son sexe de la même manière. Et il me demandait régulièrement si j’étais bien comme ça, me disant qu’il m’aimait et me demandant si je l’aimais. »_

Pierre-Emmanuel se souvient très bien des lieux. « Il m’a fait monter un escalier situé “sur la droite” qui menait à une sorte de bureau. L’escalier était abrupt et sur les murs il y avait toutes sortes de décorations à l’effigie du GSL. […] La porte s’est refermée. La pièce était très sombre et immédiatement j’ai senti qu’il n’était plus le même. » Dans une autre pièce, de couleur verte, relate encore Didier, « il s’est assis sur une chaise, me faisant face. Alors que j’était debout devant lui, il a baissé mon pantalon et a commencé à me caresser le sexe, le ventre, tout en se masturbant devant moi ».

Autre lieu, la tente, lors de séjours et camps organisés par le prêtre. « Nous avons monté les tentes, se souvient Christian, et, après la veillée, quand tout le monde est allé se coucher, le père m’a appelé […]_. Il m’a entraîné vers sa tente, qu’il a fermée, il m’a serré contre lui, il sentait le cigare froid, je détestais cette odeur, je tentais de me dégager mais il me serrait plus fort et il a commencé à me caresser. J’étais complètement tétanisé. Puis ses caresses sont devenues plus insistantes. Il m’a pris les mains pour que je le caresse, m’a allongé par terre dans sa tente, a baissé mon pyjama et a caressé mon pénis_ […]_. Il s’est serré contre moi en me disant :_ “Tu es mon grand garçon, c’est notre secret, il ne faut pas en parler.” Puis il a enlevé son pantalon et m’a forcé à le caresser en me disant que j’étais son garçon. Il a continué ses caresses sur moi, je sentais sa respiration qui s’emballait, il fallait que je fasse de même pour lui jusqu’à ce qu’il atteigne son plaisir. »

Les déplacements et les transports pour gagner ces lieux de vacances sont une autre occasion d’abus sexuels. « Je me rappelle aussi plusieurs trajets en car lors des sorties du dimanche ou lors des camps, notamment le camp de Corse, révèle Cyril_. Il venait s’asseoir à mes côtés, et là, sous les yeux de tous, il commençait par me tenir discrètement la main, habilement dissimulée sous un vêtement posé à cet effet sur mes cuisses et les siennes… puis il me caressait les cuisses en remontant jusqu’entre mes jambes et me faisait faire la même chose sur lui…_ […] J’étais tétanisé. » De ces voyages en car, Didier se rappelle aussi : « J’étais côté fenêtre, la tête contre la vitre, je savais déjà ce qui allait se passer. Durant tout le voyage, il a glissé sa main dans mon pantalon, trop grand pour moi, idéal pour lui. Il prenait ma main pour la glisser dans le sien. Il m’aidait à le caresser pendant qu’il me touchait. » Tétanisé, comme tous les autres gamins. Il ne dira mot.

Pour Olivier, « la conscience ne peut pas encore dire non à cet âge. Impossible. D’autant que c’était un prêtre, une autorité. […] Clairement, le cadre de l’Église lui a ouvert la possibilité d’exercer cette “chasse à l’enfant” et de multiplier les “trophées” en toute impunité ». Éric renchérit : « C’était un adulte que l’on respectait. On se disait que c’était la vie, en fait. Et nos parents le trouvaient génial. Chez moi, mes sanglots auprès de mon père pour ne pas y aller ont été pris pour des caprices. » C’est que le père Preynat, « représentant du sacré » pour Olivier, ne manque pas de prestance, « personnage public plein d’onctuosité, de charisme et de belles paroles », concède Jean-Yves. Bertrand, lui, se souvient : « J’en ai parlé à ma mère, qui a eu une discussion avec lui, chez nous, au cours de laquelle il se serait excusé. Son supérieur hiérarchique immédiat dans la paroisse en a été avisé. » Sans effet, faut-il croire.

C’est donc des années après ces horreurs que les témoins racontent l’enfer. Non sans mal. « Pas une année, un mois, une semaine sans y penser au gré de l’actualité, de la vie… Mais sans jamais rien dire. Alors témoigner. Mais de quoi ? Pourquoi ? Dans mon cas, il y a prescription. Cela n’apportera rien aux procédures judiciaires. S’infliger cette épreuve, est-ce nécessaire ? », demande Bertrand. Pareillement hanté par le passé, Jean-Yves se pose la même question. « Pour qui le faire ? Pour cette paroissienne qui ne veut pas y croire (dans le reportage de « Sept à huit ») ? Pour le policier qui attend des faits très précis ? Pour les autres victimes qui n’osent pas ou n’ont pas pu en parler ? Pour moi ? À qui vais-je m’adresser ? À quoi bon le faire quand les souvenirs sont imprécis et que certains ne manqueront pas de me le reprocher ? […] Depuis que je me suis décidé à témoigner, les nausées me prennent presque tous les jours, chez moi, au travail… » Comme d’autres, tous deux témoignent, in fine. « Chaque mot devenant une bombe à fragmentation. »

Le silence, une croix lourde à porter

Mais comment ressort-on de ces saloperies ? Cassé, dérouillé. Avec « un doute permanent, une méfiance, une insécurité dans tout ce que je tentais d’investir, tant professionnellement que personnellement », répond Hervé. « Avoir confiance en moi a toujours été une conquête très difficile, ajoute Jean-Yves. Je saisis mieux aujourd’hui pourquoi j’ai toujours été révolté par l’abus d’autorité. »

Surtout, on vit avec les silences, pesants, abjects. Silence d’un cardinal au courant des abus ; silence des évêques français auxquels François Devaux a écrit, en 2015, avant de créer La Parole libérée ; silence des conseils épiscopaux ; silence des familles, préférant éviter le scandale, qui n’ont jamais voulu croire leur enfant quand celui-ci brisait le « petit secret » du prêtre, comme Pierre-Emmanuel ou Axel, des familles qui ont monté un comité de soutien quand le père a été muté à Neulise, dans la Loire, au cours des années 1990, sans être écarté des enfants ; silence du ministère public. Et ce silence dans lequel se sont enfermées toutes ces victimes, des décennies durant, calées dans la solitude, la culpabilité, les souffrances psychologiques, bousillées dans les fragilités affectives. Toutes pensant, comme Cyril, « être seul dans cette situation ».

Aujourd’hui, Éric se connaît deux allergies. L’une « aux pollens », l’autre « aux églises » (et c’est bien la seule phrase un brin ironique dans ce pavé d’abjections). Tandis que, pour Jean-Yves, « prêt en toute sérénité, à [se] confronter à n’importe qui, seule la construction de la vérité [l]’intéresse. Les différentes justices s’occuperont de le punir ». C’est le moment.

(1) Voir Politis n° 1532, 20 décembre 2018.

Abusés. Des victimes de prêtres témoignent, La Parole libérée, Temps présent, 168 pages, 12 euros.

Société
Temps de lecture : 11 minutes