Le bras de fer des médecins pour sauver l’hôpital

À la veille de la manifestation du milieu hospitalier ce 14 février, les démissions administratives des chefs de service s’accumulent. Du jamais vu, symptomatique du naufrage en cours. Reportage.

Nadia Sweeny  • 12 février 2020 abonné·es
Le bras de fer des médecins pour sauver l’hôpital
© Une assemblée générale du Collectif inter-hôpitaux, le 14 janvier à la Pitié-Salpêtrière.Thomas SAMSON/AFP

Le petit biberon est à peine entamé, mais ce n’est déjà pas si mal pour cette petite fille née prématurée, arrivée il y a une semaine dans le service de réanimation pédiatrique du Kremlin-Bicêtre. Le reste de ses besoins nutritionnels lui est administré dans une narine, via une sonde qui descend jusqu’à son estomac. « Elle a six semaines d’avance, explique Karine, l’infirmière_. Avant 34 semaines, l’enfant ne sait pas téter, ingurgiter et respirer en même temps. C’est pour ça qu’à chaque fois qu’on peut on lui propose un biberon, pour la stimuler. »_ L’occasion de sortir de son lit ce petit bout de chou à peine plus grande qu’une main d’adulte, de la toucher, la manipuler, lui parler… un soin à part entière qui permet à l’enfant de se développer, et qui n’est pas comptabilisé dans la tarification à l’acte imposée par la gouvernance hospitalière, et censé définir le budget d’un service en fonction du nombre d’actes médicaux prodigués. « Si on ne comble pas le vide humain laissé quand les parents ne sont pas présents, l’enfant peut développer diverses pathologies, comme l’autisme par exemple », explique le Dr Mostafa Mokhtari, trente ans de métier. Depuis quelques jours, ce pédiatre est l’un des 58 chef·fes de service de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre qui ont démissionné de leurs fonctions administratives pour protester contre la casse de l’hôpital public, les restrictions budgétaires et le manque chronique de personnel soignant.

Il a rejoint le millier d’autres à avoir fait de même, refusant notamment d’appliquer le fameux codage : la transformation du nombre d’actes médicaux en code administratif permettant à la direction de tarifer les actes à la Sécurité sociale. Objectif : faire prendre conscience de la perversion de ce système, de la dangerosité de la politique du chiffre et des restrictions budgétaires drastiques imposées à l’hôpital. « Je me sens moins seul, ironise le Dr Michel Canis, chirurgien en gynécologie au CHU de Clermont-Ferrand, premier démissionnaire de France, dès 2018. Cette tarification à l’acte – T2A – est perverse car elle pousse à multiplier les actes médicaux pour gagner de l’argent : un anesthésiste qui peut endormir un patient une seule fois pour deux gestes chirurgicaux a tout intérêt, pour gagner plus, à faire revenir le patient pour le faire en deux fois… On marche sur la tête ! » Car moins vous faites d’actes, moins vous dépensez, et donc moins vous aurez de budget l’année suivante – sans compter que, par-dessus le marché, le « tarif » des actes varie au fil du temps… « La T2A est une absurdité sans nom, renchérit la Pr Isabelle Desguerre, cheffe de service démissionnaire du service de neurologie de l’hôpital Necker. Non seulement ça pousse à faire des actes, mais, en plus, ça ne prend pas en compte la qualité du soin. Pour faire une prise de sang à un enfant, il faut lui parler, ses veines sont souvent peu apparentes, il faut plus de temps que pour un adulte. Donc on est moins “rentable” et on est puni pour ça ! Le privé s’est engouffré là-dedans en récupérant les actes faciles de pathologies non graves, les plus rémunérateurs, et l’hôpital se retrouve avec les cas les plus lourds et les moins “rentables”. Pourquoi la pédiatrie n’existe pas dans le privé ? Parce qu’elle ne rapporte pas assez… Si on ne peut plus prendre en charge les enfants dans le public, on n’aura plus de soins pour eux. » Cette politique de tarification, doublée d’une enveloppe budgétaire publique particulièrement restreinte, agit comme un couperet qui décime les plus grands services hospitaliers français.

À Bicêtre, en réanimation pédiatrique, à côté de la chambre où Karine s’occupe de la petite prématurée, un panneau sur lequel un tableau répertorie le nombre d’infirmières manquantes, de jour comme de nuit, et, dessous, le nombre d’enfants refusés en date du 24 janvier. « On n’a même pas le temps de le mettre à jour », souffle Dominique, infirmière. La réanimation pédiatrique abrite 52 lits répartis entre la néonatologie – de la naissance à vingt-huit jours – et la pédiatrie, qui accueille des patients jusqu’à 16-17 ans. 52 lits « théoriques », précise-t-on dans les couloirs. Car faute de personnels soignants, le service limite les prises en charge. « L’année dernière, suite à un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales [Igas], ils ont contraint le service à fermer dix postes de soignants, sous prétexte qu’à certaines périodes de l’année – hors période d’épidémie –, on n’était pas plein. On a perdu dix postes !, s’étouffe Dominique. Ils ne comprennent pas qu’on ne peut pas faire tourner un service plein pot avec 30 % du personnel en moins ? »

D’autant que la loi impose un quota d’infirmières par malade. En réanimation « néonat », il est de deux patients pour une infirmière, un chiffre qui peut monter à cinq pour deux en pédiatrie. Mais déjà aujourd’hui, ce quota ne peut pas toujours être respecté. « On a trois, quatre, voire cinq enfants à gérer chacune, admet Christelle, infirmière. Un enfant en réanimation demande énormément de temps et de présence : pour ne pas qu’il enlève ses sondes, qu’il se fasse du mal… Pour un enfant très malade, les soins peuvent être particulièrement techniques. Là, l’une d’entre nous doit mettre en place une circulation extracorporelle [protocole qui permet de faire dériver la circulation sanguine en dehors du corps]_. Ça demande une journée. On doit donc prendre en charge les deux autres enfants qu’elle est censée gérer, alors qu’on est déjà surchargées… Pire : on ne sait pas combien d’infirmières il y aura dans l’équipe de nuit : qui va s’en occuper ? Ça augmente considérablement le risque médical. »_

« Progressivement, on a accepté des choses insidieuses. Aujourd’hui, quand on est douze, on est content. Il y a quelques années, à quatorze on hurlait !,se souvient Claire, infirmière en “néonat” depuis treize ans. On nous tient par la culpabilité, car on se dit “si c’était notre enfant ?” Alors, quand un prématuré de vingt-quatre semaines naît, on le prend, notre vie devient secondaire par rapport à la sienne, mais en fait, on finit par mal s’en occuper, on n’arrive pas à accompagner correctement les parents qui vivent des drames… L’administration s’en fiche : ils ne viennent jamais ! Ça nous bouffe, de mal faire notre boulot. »

Ce jour-là, dans le service de réanimation pédiatrique, « il y a 39 patients, dénombre Paulo, cadre de santé. L’effectif normal d’infirmières devrait être de 32 pour 24 heures, soit 16 de jour et 16 de nuit. On est à 22, se désole-t-il. On a 30 % de turn-over par an sur la réa, et cette année on n’a pas réussi à combler le déficit. Le métier est tellement dévalorisé et mal payé que personne ne reste. » Un manque chronique qui pousse le service à demander aux infirmières présentes et déjà à bout de faire des heures supplémentaires rémunérées une misère : 1,07 euro de plus par heure, en moyenne. « En mars, on démarre une grève des heures sup, balance Dominique. On l’a voté à 73 %. On ne sait plus quoi faire pour se faire entendre. » C’est aussi pour cela que les médecins montent au créneau.

Dans le couloir du service, ponctué d’affiches d’appel au soutien, le Dr Mokhtari s’émerveille devant les nouveaux chariots que son service vient de recevoir : « Il nous en restait deux sur neuf, ça fait six ans qu’on les attend ! » Il n’y a pas que le personnel qui manque. « En ce moment, on est rupture de stock de désinfectant, de biberons, de savon et de bouteilles d’oxygène, comptabilise Marie, aide-soignante depuis cinq ans. C’est à nous de trouver des solutions au quotidien, quémander et mettre en place des stratégies pour obtenir des bouteilles d’oxygène ! Ils nous disent : “Vous utilisez trop de tétines”_, mais on en a besoin ! D’autant qu’à côté de ça des marchés publics aberrants nous obligent à des dépenses inutiles : on nous a pris des kits d’aspiration tout compris, moins chers, sauf que les stop-vides_ [embout relié à la sonde afin d’aspirer les sécrétions du patient] ne s’adaptent pas sur notre matériel, donc on a dû en racheter d’autres en plus, pareil avec les biberons et les tétines… Tous les jours, on se bat contre des choses absurdes. »

L’ensemble de ces dysfonctionnements met en péril le service et, par conséquent, les patients. Il y a quelques semaines, la réanimation pédiatrique de Bicêtre a été sollicitée pour une urgence absolue : un enfant né avec l’abdomen ouvert, une déformation rarissime. Bicêtre, dont certains chirurgiens sont spécialisés dans ce domaine, a été contraint de refuser la prise en charge, faute de soignants. Aucune information sur ce qu’est devenu l’enfant n’a transpiré. « On a perdu sa trace, s’étouffe le Dr Mokhtari. Jamais ça n’arrivait avant ! On communiquait avec le service qui prenait le patient, pour mettre en commun nos savoirs. Notre chirurgien pouvait se déplacer. Là, on ne sait pas ce qu’il est devenu et on en est à un stade où on n’est plus vraiment sûrs de vouloir savoir, parce que s’il n’a pas survécu alors qu’on aurait pu le sauver, on va s’effondrer, c’est trop dur. »

Pour certains médecins, la situation est telle qu’elle remet en question le serment d’Hippocrate que tous ont prêté en entrant dans la profession. « On nous demande clairement de ne pas respecter nos engagements », affirme Isabelle Desguerre. Un sentiment qui pourrait gagner progressivement quelques membres des directions hospitalières. Déjà, à la tête de la Commission médicale d’établissement locale du sud-ouest de Paris, dont dépend Bicêtre, la présidence refuse de remplacer les démissionnaires… une pression forte sur l’administration. « On réclame des états généraux de l’hôpital et l’arrêt de cette logique de rentabilité, clame la cheffe de service à Necker. Qu’ils cessent de nous vendre le modèle anglais : une prothèse de hanche, c’est cinq ans d’attente là-bas ! On n’y soigne que ce qui rapporte et ceux qui “méritent”… » Donc, ceux qui payent. « Soit on s’occupe de tout le monde à la même enseigne, et ça coûte de l’argent, soit ils décident qu’on ne soigne que les riches, et ils l’affichent clairement afin que les gens fassent leurs choix politiques en connaissance de cause. »

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