« Séparatisme islamique » : La « main de l’étranger », jamais la nôtre !

François Burgat pointe les faiblesses du livre très anxiogène de Bernard Rougier qui a préparé l’opinion aux mesures contre le « séparatisme islamique » récemment annoncées.

François Burgat  • 26 février 2020 abonné·es
« Séparatisme islamique » : La « main de l’étranger », jamais la nôtre !
© LUDOVIC MARIN/AFP

Pour son livre Les Territoires conquis de l’islamisme (1), Bernard Rougier a envoyé ses étudiants collecter des données dans des quartiers qu’il juge trop dangereux pour s’y aventurer lui-même. Ces enquêtes ne manquent bien évidemment pas d’intérêt. Elles permettent notamment de confirmer – mais qui en doutait ? – qu’au sein de certains îlots de la population musulmane de France – jamais quantifiés, ce qui est bien regrettable – se forment des abcès protestataires où la religiosité tend à devenir un instrument de clivage et de rejet de l’Autre. Dont acte, le problème existe bien ! Mais il ne faut pas en faire une interprétation trop unilatérale et céder à la facilité de croire que c’est en cassant le thermomètre que l’on peut faire baisser la fièvre. Car ce que ce livre échoue spectaculairement à nous permettre de comprendre, c’est… pourquoi de tels abcès protestataires se forment !

Impossible de le faire sans attribuer lucidement aux différents acteurs leur part respective de responsabilité dans le dérèglement du pacte républicain. Et sans apporter des réponses plus efficaces que celles des illusoires instituts de « déradicalisation » de Manuel Valls. Pour comprendre, il faudrait ne pas se complaire dans la suspicion et la stigmatisation généralisées, que renforce cet ouvrage à la tonalité exceptionnellement anxiogène. Car Les Territoires conquis de l’islamisme se contente de renforcer le chœur de ceux qui condamnent les conséquences très prévisibles des dysfonctionnements du vivre-ensemble hexagonal, mais se refusent à peu près totalement à en identifier les causes profondes. La société où prennent racine les trajectoires radicales est cantonnée au rang d’une victime aussi innocente qu’elle est passive.

L’ouvrage se garde ainsi de dire le rôle décisif que joue, en amont de tout repli sur soi, la stigmatisation suspicieuse des musulmans par une écrasante majorité des médias et des politiques français. Un harcèlement permanent exacerbé par la surmédiatisation d’une poignée de fausses élites musulmanes « offshore », unanimement honnies par ceux qu’elles prétendent représenter. Ce livre omet les ravages du rouleau compresseur de la marginalisation socio-économique, de la ghettoïsation urbaine et de la stigmatisation culturelle, aussi bien interne qu’internationale. Il ignore ces politiques étrangères qui, du soutien à l’Égyptien Al-Sissi et au Saoudien Mohammed Ben Salman jusqu’à la criminalisation très sélective du Turc Erdogan, épousent le moindre des souhaits de l’allié israélien absolu.

Si l’on accepte ce cadre conceptuel, tous ceux qui ne veulent pas se reconnaître dans les pitoyables contorsions du plus risible des porte-parole préfabriqués des musulmans de France – cet imam Chalghoumi dont les manifestations attirent inévitablement plus de caméras de télévisions que de participants – sont automatiquement considérés comme de potentiels clients de Daech. Comme si le destin des millions de Français de confession musulmane se réduisait désormais à une alternative binaire : la désislamisation ou la dérive jihadiste. La vieille formule est ainsi plus que jamais d’actualité : le « bon musulman » au sens du « politiquement correct » que défend l’ouvrage est bien seulement le musulman… « qui n’est plus musulman ».

La thèse maîtresse de l’ouvrage (« À l’image de ce qui s’est produit plus tôt dans les sociétés du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, des entrepreneurs religieux ont exploité en France et en Europe les effets de la crise socio-économique pour imposer leur conception de l’islam sur les segments les plus vulnérables du tissu social et prétendre parler en leur nom »), on l’a dit, pèche car elle refuse d’abord de reconnaître l’évidente implication de l’environnement non musulman dans le processus de fabrication des jihadistes. Mais il y a bien plus grave : la dénonciation de l’« extrémisme religieux » exporté par(l’inusable) « main de l’étranger » prétend ici impliquer dans la dérive violente du petit noyau des « radicalisés » la majorité de leur environnement musulman. Car ces « entrepreneurs religieux » à qui Rougier attribue la responsabilité initiale de la rupture du pacte républicain sont pour lui indissociables d’un « écosystème islamiste » si large qu’il englobe dans une déshumanisation et une criminalisation aveugles la quasi-totalité des expressions associatives musulmanes de France !

Des jihadistes aux clubs de sport, l’auteur criminalise ainsi jusqu’aux membres du Collectif contre l’islamophobie en France, l’expression d’une mobilisation citoyenne parfaitement légaliste à laquelle de nombreux non-musulmans sont fiers de se joindre ! Mais le CCIF serait le partenaire et complice des jihadistes puisque certaines de ses affichettes de dénonciation de l’islamophobie ont été retrouvées dans le téléphone de l’un d’eux ! Stupéfiante démonstration !

Transposons, pour en prendre la vraie mesure, ce raccourci analytique à une autre réaction sociétale française aux discriminations : si l’on accepte ce raisonnement, il convient de conclure que non seulement la CGT mais tout le mouvement syndical français et plus encore toute la gauche (et les chrétiens), ayant un jour dénoncé les plus criantes des discriminations sociales, méritent d’être tenus coupables des crimes d’Action directe ou, plus récemment, des violences des black blocs, puisque tous vilipendaient les mêmes « patrons ».

Entrevoit-on les limites béantes du raisonnement ? Entrevoit-on la logique irresponsable de cet apport « scientifique » à la besogne du pompier pyromane ? Et ses inéluctables ravages à venir ? À quand un brin de réalisme et de lucidité à l’horizon de la République pour lutter réellement contre un problème au lieu de l’envenimer ?

(1) _Les Territoires conquis de l’islamisme__,_ sous la direction de Bernard Rougier, PUF, 2020.

François Burgat Membre de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman à Aix-en-Provence et du Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris.

Société
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