Un phénix de papier

Susan Orlean raconte l’incendie qui, en 1986, a ravagé la bibliothèque centrale de Los Angeles. Chemin faisant, elle dresse un portrait fascinant du lieu, de la ville et de ses habitants.

Pauline Guedj  • 19 février 2020 abonné·es
Un phénix de papier
La bibliothèque de Los Angeles en 1971.© Marvin Rand, HABS photographer

En 1979, Charles Bukowski écrit un texte bien connu dans lequel il raconte ses pérégrinations à la bibliothèque centrale de Los Angeles. « J’étais un jeune homme affamé, raconte-t-il, qui buvait et essayait de devenir écrivain. » À la recherche d’un livre qui parvienne à décrire la ville qu’il connaît si bien, Bukowski arpente les rayons. Il erre de salle en salle, religion, science, fiction, géologie, sort les livres des étagères, en lit quelques lignes, les repose. Et puis, un jour, il reste accroché aux premières pages d’un récit ; un texte qui capte la ville avec une écriture nouvelle : « forte, bonne et chaude ». Bukowski emprunte le volume, rentre chez lui, s’affale sur son lit et dévore Demande à la poussière de John Fante.

Lorsque Bukowski rédige sa préface à Demande à la poussière, il n’est plus un débutant. Il vient de fêter ses 59 ans et continue de rendre hommage à l’auteur qui l’a tant inspiré. Sept ans plus tard, toutefois, un événement malencontreux va provisoirement empêcher tout·e apprenti·e écrivain·e de découvrir Fante à la bibliothèque de Los Angeles comme Bukowski l’a fait. Le 29 avril 1986, le texte part en fumée. En sept heures et trente-huit minutes, la bibliothèque centrale de Los Angeles est ravagée par un incendie : 500 000 livres sont détruits, plusieurs centaines de pages d’archives, des documents rares, comme un Don Quichotte illustré par Gustave Doré, et 45 000 œuvres de littérature dont le nom de l’auteur commence par une lettre comprise entre A et L : John Fante, donc.

Journaliste pour le New Yorker et auteure du très beau Voleur d’orchidées, déjà paru aux Éditions du Sous-sol, Susan Orlean s’est installée à Los Angeles en 2011. Sur place, elle découvre l’existence de l’incendie. Ses interrogations débutent par un choc : comment est-il possible qu’elle, écrivaine, n’ait jamais entendu parler de cette histoire ? Elle mène l’enquête, reprend les articles de l’époque, les épluche et constate que l’incendie s’était fait voler la vedette par une catastrophe meurtrière : Tchernobyl. Elle identifie les employés présents ce jour, réalise des entretiens, s’intéresse au choc qu’ils ont subi, à leurs dernières actions avant l’évacuation et décrit leur regard incrédule face à une bibliothèque qui se consume. Orlean mentionne les pompiers et évoque leurs propos sur un incendie qui compte parmi ceux qu’ils ne peuvent oublier. Des gestes techniques difficiles. Enfin, la journaliste se lance sur les traces du possible criminel, Harry Peak, un acteur raté et mythomane dont elle retrace le quotidien en interviewant sa famille et ses amis.

Minutieuse et passionnante, l’enquête d’Orlean la mène également à dépasser le seul drame de l’incendie. Grâce à un découpage narratif audacieux, elle construit un récit carrefour et tentaculaire qui joue avec les époques et les lieux. Elle mêle les événements de 1986 à l’environnement de ses interlocuteurs, retrace avec minutie son propre parcours dans la bibliothèque et ses antennes de quartier. Chemin faisant, elle rend hommage à ceux qui y travaillent aujourd’hui, les bibliothécaires, les informaticiens, les formateurs, et à ceux qui en arpentent les salles de lecture, dans toute leur diversité, des enfants qui fréquentent les lieux avec leurs parents aux nombreux sans-abri qui y lisent et suivent des cours d’écriture.

Enfin, Orlean revient sur l’histoire de la bibliothèque et décrit ses différents directeurs, des personnages dignes d’un conte de fées, aventuriers fantasques, femmes combatives et administrateurs ennuyeux, évitant, jusqu’à la caricature, les conflits et les innovations. Tout au long du livre, le lecteur accompagne l’auteure, bondit avec elle dans le temps et les espaces, et découvre avec délectation les contours d’une ville si difficile à saisir. Orlean use de la bibliothèque pour peindre Los Angeles, et comme l’avaient fait en leur temps Fante et Bukowski, en dresse un portrait complexe et passionné.

L. A. Bibliothèque, Susan Orlean, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Schneiter, Éditions du Sous-sol, 352 pages, 23 euros.

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes