Xavier Vigna : « Nous sommes loin d’un climat insurrectionnel »

À la lumière du passé, l’historien Xavier Vigna démonte l’accusation de « violence » portée par le pouvoir contre le mouvement social actuel et analyse les motifs de cette rhétorique.

Olivier Doubre  • 5 février 2020 abonné·es
Xavier Vigna : « Nous sommes loin d’un climat insurrectionnel »
© Sebastien SALOM-GOMIS/AFP

Depuis plusieurs semaines que dure la mobilisation contre le projet de réforme du système de retraites, disqualifier le mouvement social en le réduisant aux quelques épisodes de rébellion violente dans la rue est une pratique récurrente de la part du pouvoir, de ses soutiens et des classes dominantes – parfois apeurés (comme lors du mouvement des gilets jaunes) par l’ampleur et la force de la contestation qui s’exprime contre les projets régressifs du gouvernement. C’est pourquoi un regard historique sur les mobilisations des dernières décennies apparaît fort utile, non seulement pour les comparer à celles de notre époque, mais surtout pour identifier les invariants accusatoires du pouvoir et du patronat.

Historien spécialiste des mouvements ouvriers, Xavier Vigna (1) analyse ainsi l’emploi de l’expression « climat insurrectionnel », destinée à terrifier en prédisant un embrasement du mouvement.

Beaucoup de journalistes, de représentants du pouvoir et plus généralement de conservateurs évoquent souvent, à propos de ce long mouvement social sur les retraites, un « climat insurrectionnel ». Ce terme vous paraît-il justifié ?

Xavier Vigna : Non, absolument pas ! Un climat insurrectionnel supposerait deux éléments : d’une part, une violence massive et généralisée ; d’autre part, la volonté de s’en prendre directement au pouvoir ou à ses représentants. Or aucun de ces deux éléments n’est présent. Le mouvement sur les retraites a connu de très rares épisodes violents, essentiellement à l’occasion de manifestations. À cet égard, leur déclenchement incombe d’abord à la manière dont les forces de police « encadrent » les manifestations, spécialement à Paris depuis 2016. Mais les cortèges syndicaux sont traditionnellement très calmes et les services d’ordre assument efficacement leur rôle. Par ailleurs, il y a eu des illégalismes, par exemple des coupures de courant, ou des gestes symboliques : murer des permanences de députés, interrompre des vœux, etc. Tout cela reste dans un cadre relativement traditionnel : des actions qui traduisent une colère et entendent susciter une réaction du pouvoir. Rien à voir, donc, avec un climat insurrectionnel !

N’est-ce pas une position classique du pouvoir que de tenter de disqualifier les mouvements sociaux par des accusations de violence ? N’est-ce pas là la poursuite du vieil amalgame entre classes laborieuses et classes dangereuses ?

Tout à fait. Il y a une lutte entre le pouvoir et ses opposants, qui se renvoient chacun des accusations de violences. Cette imputation vise à délégitimer la contestation en rappelant que seul l’État a le monopole de l’exercice de la violence légitime. Le président Macron, le gouvernement et la majorité parlementaire ne cessent de répéter qu’ils détiennent la légitimité politique du fait de leurs victoires en 2017, en oubliant systématiquement les conditions particulières du second tour de la présidentielle, quand les électeurs n’ont pas voté nécessairement pour Macron, mais contre Le Pen.

Derrière cette rhétorique peut se retrouver un double discours. Le premier est en effet le vieux topos réactionnaire de la foule comme horde barbare, irrationnelle et violente. Ce discours qui sert à interpréter les épisodes révolutionnaires chez les conservateurs est mis en forme par Gustave Le Bon à la fin du XIXe siècle dans Psychologie des foules. Le mouvement des gilets jaunes a assurément réactivé la peur des classes dominantes, et ce discours, qui suinte le mépris de classe, a pu structurer des « analyses » chez certains commentateurs des plateaux de télé. Mais une autre mélodie est réapparue qu’une oreille historienne reconnaît aisément : l’anticommunisme, la vieille peur du rouge. La une récente du Point, tout entière contre la CGT et Philippe Martinez, son secrétaire moustachu, réactive les vieilles saillies anticommunistes de la guerre froide. Ce faisant, naturellement, le pouvoir entend légitimer chez ses soutiens – qui se racornissent, d’ailleurs – la brutalité très réelle et spectaculaire de la répression.

Vos travaux se sont focalisés sur ce que vous qualifiez d’« insubordination ouvrière ». Considérez-vous les mobilisations actuelles comme particulièrement violentes ?

Non, incontestablement. À l’occasion des grèves de l’automne 1947, de véritables combats opposent les ouvriers aux forces de l’ordre. L’année suivante, contre les mineurs, c’est l’armée elle-même qui intervient et occupe les corons. Ces grèves très violentes font au moins quatre morts. Tout au long des années 1950, les grèves ouvrières, surtout quand elles sont accompagnées de manifestations, conduisent à des affrontements très sévères et parfois à des décès. Cette tradition de l’affrontement est d’ailleurs en partie célébrée par le mouvement ouvrier et recherchée à quelques occasions, comme lors de la manifestation contre le général Ridgway en 1952, quand la CGT et le Parti communiste permettent à leurs militants les plus déterminés d’aller affronter les forces de l’ordre (2). De fait, les grèves conduisent à des affrontements, spécialement quand les ouvriers défendent l’occupation de leur usine contre les forces de sécurité. C’est par exemple le cas à Peugeot-Sochaux en juin 1968, avec la mort de deux ouvriers, tandis que des dizaines d’autres sont très sévèrement blessés.

Dernier point qu’il faut souligner : les grèves, spécialement dans les années autour de 1968, s’en prennent aux patrons ou aux cadres dirigeants, qui sont parfois pris à partie, voire séquestrés. Il est frappant de voir que le patronat n’a guère été interpellé ces dernières semaines, ni au cours du mouvement des gilets jaunes d’ailleurs. On est resté dans un affrontement entre une partie de la population et le pouvoir au sens large, mais sans que les soutiens de celui-ci ni le patronat n’aient à justifier les avantages très considérables que les gouvernements successifs leur ont accordés ces dernières décennies.

L’opinion publique peut-elle être considérée comme plus tolérante envers les supposées violences, ou au contraire bien moins par rapport aux décennies précédentes ?

Il m’est très difficile de répondre à cette question, parce que je ne sais pas vraiment ce qu’est l’opinion publique et que je suis fort sceptique sur la valeur des sondages. Mais il me semble qu’on peut proposer deux commentaires. Si l’on retient l’hypothèse de Norbert Elias sur l’autocontention et la tolérance de plus en plus faible à la violence, alors il faut supposer que les violences sont largement condamnées. À cet égard, la fascination pour les « cortèges de tête » dans toute une fraction de l’extrême gauche me semble assez dangereuse et contre-productive à long terme sur le plan politique. L’autre point qu’il faut souligner, bien plus important, est la démocratisation de la captation puis de la mise en scène de la violence. Des années 1960 jusqu’au début des années 2000, les photographes, les cameramen et les journalistes étaient les seuls à montrer cette violence. De ce fait, il a été très aisé pour le pouvoir gaulliste, en 1968, de faire comme si la violence était celle des émeutiers. La situation a basculé depuis quelques années, puisque chacun ou presque peut photographier ou filmer avec son téléphone portable. De ce fait, la violence des forces de l’ordre peut désormais être étayée, mise en série et vue par tout le monde. Cette transformation est considérable parce qu’elle a invalidé la rhétorique gouvernementale. La population voit la violence policière à l’œuvre, son déchaînement, sa gratuité. De ce fait encore, la disqualification de la violence contribue à délégitimer le comportement des forces de l’ordre et la politique du pouvoir.

Le mouvement des gilets jaunes n’a-t-il pas, par un recours à des accents émeutiers, obtenu certaines réponses, alors que les traditionnels défilés syndicaux semblent se succéder presque dans une certaine indifférence du pouvoir ? « L’insubordination » ne paie-t-elle pas, comme jadis ?

Cette opposition me semble réductrice. D’abord parce que les gilets jaunes ont subi aussi une répression, y compris judiciaire, dont on n’a pas encore fait le bilan, sans compter les dizaines de personnes mutilées et éborgnées. Je crois ensuite que les mobilisations ont fait reculer le pouvoir pour toute une série de professions : les forces de l’ordre évidemment, mais aussi en partie pour les cheminots, la RATP, les pompiers, et ce n’est pas fini.

Surtout, je fais l’hypothèse que c’est l’insuffisance de l’insubordination qui explique les gains encore limités : la grève est, pour l’instant, restée limitée à quelques professions stratégiques. Chez les enseignants, par exemple, seule une minorité très courageuse est partie en grève reconductible. Si la grève dans les écoles avait été générale, les parents auraient dû prendre en charge leurs enfants et cela aurait posé très vite des problèmes redoutables. De même, le secteur privé et les industries n’ont guère été atteints par la grève.

En second lieu, le pouvoir a pu compter sur les dirigeants de la CFDT et de l’Unsa pour désamorcer le conflit et briser la grève. Leur responsabilité est écrasante. Pour autant, l’issue du conflit ne me semble pas encore scellée.

(1) Il a codirigé Les Enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, La Découverte, 2019. Il a aussi publié L’Insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, PUR 2007.

(2) Le 28 mai 1952, manifestation contre la venue en France du général américain Matthew Ridgway, accusé par les communistes d’avoir utilisé les armes bactériologiques en Corée.

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