Au Liban, les médias aussi font leur révolution

Dans le sillage de la contestation née en octobre dernier, le paysage de l’information connaît une profonde mutation. Des acteurs jeunes et indépendants investissent le terrain.

Hugo Lautissier  • 11 mars 2020 abonné·es
Au Liban, les médias aussi font leur révolution
© Manifestation à Beyrouth le 28 décembre 2019.ANWAR AMRO/AFP

Pouvait-on imaginer lieu plus d’actualité pour une rencontre ? Jean Kassir donne rendez-vous au Démo dans le quartier branché Gemmayze, à Beyrouth. Le bar est situé à moins de cent mètres de deux lieux aussi emblématiques qu’antinomiques : la luxueuse maison où réside Carlos Ghosn depuis sa fuite et le Ring, une artère bloquée épisodiquement depuis le 17 octobre par des Libanais·es réclamant la chute de la classe politique au pouvoir et la fin du système confessionnel. Âgé de 26 ans, le jeune rédacteur en chef du nouveau média Mégaphone revient justement du Ring. Ce soir-là, les quelques centaines de contestataires se sont retiré·es sans heurts avec la police. C’est devenu de plus en plus rare depuis la nomination, en janvier, d’un nouveau gouvernement. Censé juguler la crise économique et sociale sans précédent qui s’abat sur le pays, ce gouvernement de technocrates, trop proche des élites politiques traditionnelles du pays, ne recueille pas les suffrages de la mobilisation et lui a permis au contraire de trouver un second souffle. D’ailleurs, le 7 mars, le Premier ministre, Hassan Diab, n’a eu d’autre choix que de déclarer la banqueroute du pays, incapable de rembourser le début de sa colossale dette.

« On entre dans une période de grande instabilité. Le système politique et économique libanais ne peut pas apporter de réponse satisfaisante car il est à l’origine du problème. Pourtant, tout ce qui arrive aujourd’hui était prévisible », expliqueJean Kassir, qui a lancé Mégaphone, une plateforme de décryptage de l’actualité en vidéo, en 2018 avec quelques amis rencontrés sur les bancs de l’Université américaine de Beyrouth (AUB). Le média, qui ne cache pas son statut engagé, est essentiellement tourné vers les réseaux sociaux. Une trentaine de journalistes et de bénévoles, âgés de 25 ans en moyenne, contribuent au succès de la plateforme, qui a vu son nombre d’abonné·es grimper en flèche au début de la contestation, passant de 20 000 likes sur Facebook le 16 octobre à 48 000 aujourd’hui, et de 8 000 à 26 000 followers sur Instagram. Mégaphone, qui ne réalisait qu’une vidéo par mois avant le début de la mobilisation, a totalement revu son fonctionnement et produit désormais deux à trois vidéos par jour, diffuse des reportages en direct des manifestations et a lancé une page « Idées » sur son site Internet, où des intellectuel·les interviennent sur des sujets d’actualité. « Beaucoup de gens se sentent déconnectés de la politique au Liban, remarque Jean Kassir. On est parti du constat que les gens de notre génération ne lisaient plus la presse et ne regardaient plus la télé, moins par désintérêt de l’actualité que pour des raisons de format et de contenu. Le paysage médiatique actuel ne ressemble pas à ce que vivent les personnes nées dans les années 1990, après la guerre civile. »

Comme Mégaphone, plusieurs médias indépendants se sont développés ces derniers mois à la faveur du mouvement de contestation en capitalisant sur les réseaux sociaux. Fawra, un média vidéo, s’est lancé en novembre, comme Akhbar Al Saha sur le même modèle ou Thawra TV, qui diffuse en continu sur son site Internet et les réseaux sociaux des témoignages recueillis pendant les manifestations. « Au Liban et ailleurs, les gens sentent que souvent les élites – y compris les médias traditionnels – ne représentent pas vraiment leurs demandes et leurs aspirations. Ils veulent un moyen plus direct et plus flexible, mais surtout plus interactif pour s’exprimer, commenter et contribuer à l’information », note Ayman Mhanna, directeur du centre Samir Kassir Eyes pour la liberté de la presse.

La presse libanaise a pourtant longtemps été considérée comme « le miroir du monde arabe ». Jusque dans les années 1990, ses journaux, réputés pour leur liberté d’expression sans équivalent dans la région, sont lus autant à Beyrouth qu’à Bagdad, au Caire ou à Damas, attirant les financements de tous les régimes de la région. Mais ce lectorat international a disparu au lendemain de la guerre civile (1975-1990) et les médias libanais se sont depuis recentrés sur le lectorat local de ce petit pays de cinq millions d’habitant·es, qui comptait encore 150 publications en 1991, dont 50 quotidiens. Aujourd’hui encore, le Liban, à peine plus grand qu’un département français, est le pays qui compte le plus de parutions par habitant·e au Moyen-Orient ; 50 % du nombre total des périodiques de la région sont libanais. Mais le paysage médiatique n’en finit plus de péricliter. La chute drastique des dépenses publicitaires depuis le début de la guerre en Syrie s’est accrue avec la crise économique qui touche le pays. Entre décembre 2018 et décembre 2019, elles ont baissé de 74 % pour la presse écrite et de 58 % pour la télévision. Des quotidiens de référence ont fermé leurs portes ces dernières années, tel Al-Hayat, fondé en 1946, ou As-Safir, né en 1974, tombé à 10 000 exemplaires par jour en 2016, quand il en vendait 50 000 encore en 2010.

Février 2020 est particulièrement catastrophique pour les médias traditionnels. Le magazine francophone Le Mensuel a cessé de paraître et le seul quotidien anglophone, Daily Star, propriété du Premier ministre déchu Saad Hariri, dont certains journalistes n’étaient plus payés depuis des mois, a suspendu sa diffusion papier. Le même jour, c’est Radio One, l’une des radios les plus suivies au Liban, qui annonçait la fin de ses activités. Du côté de la télévision, la situation n’est guère plus enviable. La chaîne d’information LBCI a annoncé en janvier qu’elle allait basculer vers un modèle payant et crypter son signal.

Au-delà du contexte économique, s’ajoute une défiance croissante de la population envers les médias traditionnels, largement financés par les partis politiques au pouvoir, dont le départ est la revendication première des manifestant·es. « Le pays compte de nombreux journalistes talentueux, mais ils travaillent dans des institutions qui, elles, sont pourries par l’argent des partis ou des grosses entités financières. De la même façon que la classe politique est irrécupérable, la majeure partie des médias traditionnels le sont aussi », tranche Jean Kassir.

D’après le Media Ownership Monitor (MOM), lancé en coopération entre Reporters sans frontière et Samir Kassir Eyes, près de 80 % des 37 médias les plus suivis sont affiliés politiquement, dont 43 % directement par des membres du gouvernement, et plus de 30 % sont détenus par seulement huit familles. « Ces médias sont davantage des porte-parole de leur propriétaire et de leur sponsor que des sources d’information pour les citoyens. Même les médias traditionnels qui ont couvert la révolution de manière un peu plus positive que d’autres, en l’occurrence [les chaînes de télé] LBCI, Al-Jadeed et MTV, doivent composer avec les partis politiques traditionnels et avec des intérêts qui les lient au secteur bancaire, par exemple », détaille Ayman Mhanna.

À la différence de Mégaphone, The Public Source est un média d’investigation qui s’appuie sur le travail de journalistes, d’universitaires et d’écrivains, et met à disposition une plateforme sécurisée pour l’envoi de témoignages ou de documents confidentiels. Le site a été lancé début février après plusieurs mois de travail en amont. « The Public Source est un projet politique qui utilise le journalisme comme un outil pour développer une certaine vision de la société. Nous produisons des articles de fond qui documentent les crises sociales économiques et environnementales qui traversent le Liban depuis trente ans », explique Lara Bitar, l’une des fondatrices de ce journal en ligne sans hiérarchie, qui dit s’intéresser au travail réalisé par le média Mada Masr, lancé en Égypte pendant le -Printemps arabe.

Si les débuts de cet écosystème de médias alternatifs sont prometteurs, les obstacles sont aussi nombreux. « Tout cela coûte beaucoup d’argent, surtout quand on fait de la vidéo », soupire Jean-Claude Boulos, rédacteur en chef du média en ligne Fawra, qui a lancé son activité en fonds propres en novembre et a récemment lancé un appel aux dons de 20 000 dollars afin de développer un podcast et de financer la production d’un documentaire sur la mobilisation. Comme tous les autres médias précités, Fawra a fait le choix d’offrir un contenu sans publicité et sans abonnement payant. « Ces médias comptent pour l’instant sur des fonds provenant majoritairement d’ONG. Ils devront trouver d’autres moyens de financement s’ils veulent pouvoir durer dans le paysage, indique Sara Mourad, spécialiste des médias à l’Université américaine de Beyrouth (AUB). Leur défi sera aussi de maintenir une ligne éditoriale indépendante, ce que les médias traditionnels n’ont pas réussi à faire. »

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