Le « validisme », une oppression méconnue

Les personnes valides seraient-elles supérieures à celles en situation de handicap ? Non, bien sûr, et pourtant… Un collectif dénonce l’attitude de la société en la matière.

Flavien Larcade  • 18 mars 2020 abonné·es
Le « validisme », une oppression méconnue
© Fanatic Studio/Gary Waters/SCIEN/AFP

S’il y a bien un geste qui marque Céline Extenso, c’est la caresse sur la joue. « C’est sidérant et humiliant ! J’ai 40 ans, des diplômes, et pourtant les gens continuent à me considérer comme une enfant », fulmine-t-elle. Créatrice avec sept autres femmes du collectif Les Dévalideuses, elle milite au quotidien pour éviter « ces attitudes paternalistes ». En janvier dernier, le collectif lance sur Twitter une opération de sensibilisation. Durant un mois, ses membres prodiguent chaque jour des conseils pour s’approprier la question du « validisme », à savoir la prétendue supériorité des personnes valides sur celles en situation de handicap. Objectif : « Faire comprendre au grand public combien il envahit chaque parcelle de nos vies »,assure cette quadragénaire.

Qu’il soit visible ou invisible, le handicap concernerait une personne sur six en France. Soit 10 millions d’individus confrontés au validisme. S’il passe par les gestes pour Céline Extenso, il se manifeste surtout par les idées reçues. L’une des principales : le handicap est synonyme d’incapacité. «Nous sommes surtout ségrégués là-dessus », assure Thibault Corneloup, porte-parole du Collectif pour la liberté d’expression des autistes (CLE autistes). Avec la centaine de personnes de son groupe, il milite pour que la société arrête de considérer l’autisme comme un handicap, mais l’envisage plutôt comme une « neurodiversité ». Un autre fonctionnement cognitif, et non une pathologie.

Le CLE autistes dénonce aussi le placement en institut spécialisé, qu’Emmanuel Macron cherche à renforcer. Parmi les annonces du Président lors de la Conférence nationale pour le handicap (CNH) du 11 février (1), l’ouverture de 3 500 places en institut spécialisé à l’horizon de 2022. «Plutôt que de proposer de l’accompagnement efficace, le Président renforce une logique paternaliste », affirme Thibault Corneloup. Une vision partagée avec le Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (CLHEE). «Ce que nous voulons, c’est justement une désinstitutionnalisation, expose Cécile Morin, porte-parole de ce collectif. Les murs ne font que renforcer l’exclusion et empêchent une mixité sociale. » Elle défend une opposition ferme aux instances de l’État : «Nous sommes dans un rapport de lutte. »

Une mobilisation peu soutenue en France

Jérôme Bas est doctorant en sociologie. Il travaille sur les mobilisations de personnes en situation de handicap au XXe siècle en France :

« Le Collectif de lutte des handicapés s’est formé en 1973, ce qui est assez tard dans le monde militant de ces années-là. Les revendications du CLH étaient moins entendues, voire étouffées, par rapport à d’autres combats égalitaires comme le droit à l’avortement ou l’écologie, même s’il y a eu quelques actions coups de poing devant des institutions spécialisées ou des Esat, par exemple. Celles et ceux qui accompagnent aujourd’hui les personnes en situation de ­handicap connaissent ces actions, mais pas assez au-delà. Ces opérations de sensibilisation n’ont pas eu l’impact qu’avaient celles menées dans les pays anglo-saxons, plus spectaculaires, et avec un soutien plus marqué dans la société. Le slogan en cours à l’époque (et encore maintenant), “rien sur nous, sans nous”, vient d’ailleurs des luttes anglo-saxonnes. Mais il n’y a pas eu, en France dans les années 1970, de relais de la part de personnalités politiques ou intellectuelles. Ces multiples facteurs s’entrecroisent : il n’existe pas une raison en particulier qui permet de dire que la mobilisation n’a pas perduré. ».

Combat pour une société inclusive, l’antivalidisme se retrouve dans d’autres causes. « On peut tracer un parallèle entre cette lutte et celle contre le sexisme ou le racisme », confirme Pierre-Yves Baudot, professeur et chercheur en sociologie à l’université Paris-Dauphine, spécialiste du handicap. «Il est question là aussi d’un rapport entre oppresseurs et opprimés, renchérit Irène Pereira, sociologue et chercheuse spécialiste des mouvements sociaux. Ce combat s’inscrit dans une mouvance qui cherche à donner plus d’ampleur à des notions comme le genre, par exemple. »

Pour ces collectifs, le handicap est à considérer comme une construction sociale, et non comme une variation psychique, physique ou mentale par rapport aux personnes « valides ». « C’est parce que la société a décrété que nous sommes dissemblables que les séparations s’opèrent », souligne Cécile Morin.

Ces idées trouvent leur fondement dans les années 1970. Dans la continuité des mouvements étudiants de mai 1968, des personnes atteintes de paralysie s’unissent, rejointes ensuite par d’autres formes de handicaps. S’ils collaborent au départ avec des associations comme l’Association des paralysés de France (APF, aujourd’hui APF France Handicap), ces mouvements s’en éloignent en raison de divergences sur la manière dont il faut considérer l’image et la place des handicaps en France. Lorsque l’APF organisait des quêtes pour récolter de l’argent, par exemple, les groupes dissidents voyaient là «une forme d’humiliation publique et la mobilisation d’un sentiment de pitié (2) ».

Le Comité de lutte des handicapés (CLH), à l’origine d’un journal appelé Les Handicapés méchants, est le plus célèbre d’entre eux. « Par leur opposition à des grandes associations, les collectifs contemporains reprennent ce schéma », assure Pierre-Yves Baudot. Des structures comme APF France Handicap, l’Unapei ou encore l’Apajh (3) «sont étroitement liées à l’État, qui finance les établissements qu’elles gèrent. Des établissements dirigés par des personnes valides », précise Cécile Morin. Pour les Dévalideuses, une idée prévaut : « C’est de nous que viendra le changement. Les instituts sont des chapes de contrôle de nos vies », déclare Céline Extenso. «Nous souhaitons une autre manière de procéder dans le pays. Un accompagnement individuel, à la hauteur des besoins de chaque personne », indique de son côté la porte-parole du CLHEE.

Si APF France Handicap prône aujourd’hui ce même suivi, elle ne se reconnaît pas dans les théories dénonçant le validisme. « C’est de la philosophie plus qu’autre chose », estime Alain Rochon, président d’APF France Handicap. Même vision pour l’Unapei, association de défense des intérêts des handicaps mentaux. Cet organisme gère plus de 3 000 établissements spécialisés en France. « Ces personnes ont une vision assez binaire. Je trouve cela dommage », confesse Coryne Husse, vice-présidente de l’Unapei. Du côté de l’État, le terme peine à se faire connaître. En novembre 2018, Sophie Cluzel, secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées, affirmait au journal 20 Minutes « ne pas connaître le terme ». « Ce refus de théoriser le validisme est tout à fait symptomatique d’une façon dépolitisée de considérer le handicap »,pointe Céline Extenso.

La méfiance envers l’État et les instances qui en sont proches s’explique aussi par le retard de la France en matière de handicap. En octobre 2017, la rapporteuse de l’ONU Catalina Devandas Aguilar, spécialisée dans les droits des personnes handicapées, effectue une visite en France. Bilan : si des efforts ont été faits après la signature d’un accord international en 2006, il y a encore du travail. Elle estime que le pays doit s’inscrire dans une «transformation de la société et du cadre de vie ». Il faudrait ainsi éviter un cloisonnement qui entretient, selon elle, «une fausse image des personnes handicapées, les présentant comme des personnes à prendre en charge plutôt que comme des sujets de droit (4) ». Si Emmanuel Macron estime vouloir aller dans ce sens, la réalité semble tout autre pour les collectifs. «C’est très contradictoire avec l’annonce de création de places en institut », affirme Cécile Morin.

La France est aussi en retard sur l’axe de la recherche. Les disability studies, ou études sociologiques sur le handicap, ont du chemin à faire. «Elles sont encore loin d’avoir la même ampleur chez nous que dans les pays anglo-saxons », assure Pierre-Yves Baudot. Ce manque de matière aurait un impact sur la sphère militante. «Les références universitaires sont le ciment de mouvements sociaux. Sans références communes comme celles qui ont forgé les mouvements féministes, difficile d’aller vers une certaine cohésion, remarque Irène Pereira. c’est donc dans l’intersectionnalité que tout se joue en ce moment ». Avis partagé par les Dévalideuses. «L’intersectionnalité est aujourd’hui au cœur du militantisme, atteste Céline Extenso. Comme la lutte contre le sexisme, le racisme ou les LGBTphobies, celle contre le validisme trouvera sa place. »

(1) Conférence donnée à l’occasion des 15 ans de la loi du 11 février 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ».

(2) « Des paralysés étudiants aux handicapés méchants. La contribution des mouvements contestataires à l’unité de la catégorie de handicap », Jérôme Bas, Genèses, n° 107, juin 2017.

(3) Unapei : Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis. Apajh : Association pour adultes et jeunes handicapés.

(4) « Rapport 2019 de l’ONU sur les droits des personnes handicapées », présenté le 8 janvier 2019.

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