Entraide générale !

L’appel du Président à la solidarité a été entendu. Mais il importe de rester vigilant sur la nature des actions qui s’en réclament.

Vanina Delmas  • 1 avril 2020
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Entraide générale !
© Photo : Un employé de restaurant apporte un repas à un chauffeur routier, le 26 mars près de Châteauroux.Photo : GUILLAUME SOUVANT/AFP

Dans la cuisine du lycée Charles-de-Gaulle à Pulversheim, l’odeur des tartes flambées titille les narines de l’équipe réduite qui s’active aux fourneaux. Ce jour-là, même le proviseur est venu mettre la main à la pâte. Dans le Haut-Rhin, les établissements scolaires ont reçu la consigne du gouvernement de fermer leurs portes aux élèves dès le 7 mars, mais tout ne s’est pas arrêté. Après un petit temps de confinement propice à la réflexion, le chef Olivier Chapuis s’est demandé comment apporter son aide. En accord avec le proviseur, il a décidé d’offrir les stocks de denrées fraîches bientôt périmées à ceux qui sont en première ligne : le personnel soignant de Mulhouse, l’un des principaux foyers de l’épidémie.

Membre de l’association Les Cuisiniers de la République française, dont les missions sont notamment de redorer l’image de la restauration collective et de lutter contre la malbouffe et le gaspillage alimentaire, Olivier Chapuis n’a pas envisagé une seule seconde de jeter toute cette nourriture. « Une infirmière m’a raconté que plus personne ne s’arrête pour manger, pour prendre une pause, ils mangent sur le pouce, chacun leur tour, donc on leur cuisine des plats pratiques à manger. » Ces 50 tartes flambées, par exemple, devaient garnir le buffet des portes ouvertes de la mi-mars, annulées. Grâce à son réseau de fournisseurs et de collègues, Olivier Chapuis essaie de créer une véritable chaîne pour que ce carburant alimentaire soit distribué à toutes les antennes du GHR Sud-Alsace Mulhouse. « Tous les dons atterrissent aux urgences de l’hôpital Émile-Muller [où Emmanuel Macron s’est rendu le 25 mars – NDLR] ; or il y a huit autres antennes, et certaines n’ont encore rien eu. C’est la moindre des choses de leur montrer qu’on les soutient, avec nos moyens et notre savoir-faire ! »

Une solidarité de terrain qui semble éclore dans toute la France sous des milliers de formes différentes : les petits mots de voisins altruistes décorent les murs d’immeubles et les réseaux sociaux, les offres de bénévolat auprès d’associations ou de collectifs se multiplient… Mais face à cette bienveillance nationale, l’esprit critique ne doit pas se réduire comme peau de chagrin. Car ces comportements d’entraide n’ont rien de surprenant en période de catastrophe touchant l’ensemble d’une population (épidémie, séisme, tsunami…). De plus, cette solidarité concrète existait déjà avant le 12 mars et l’allocution présidentielle appelant à « une mobilisation nationale de solidarité entre générations », à « inventer de nouvelles solidarités » et ajoutant le mot solidarité à la devise nationale : « C’est cela, une grande nation. Des femmes et des hommes capables de placer l’intérêt collectif au-dessus de tout, une communauté humaine qui tient par des valeurs : la solidarité, la fraternité. » Un appel solennel aux individus pour prendre en charge les tâches de care où l’État est défaillant, pour continuer à travailler afin de participer à l’effort de guerre, malgré le manque de protections. Philippe Eynaud*, professeur de sciences de gestion à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Paris (université Paris-I Panthéon-Sorbonne), analyse ce qui se joue derrière cette valeur:

La solidarité ne peut se résumer à de simples appels généraux ou se réduire à un ordre moral. Elle est en fait intrinsèque à l’organisation des sociétés, mais nous l’avons souvent négligée, oubliée, invisibilisée. Dans les années 1970, une vague de libéralisme a mis en avant la liberté individuelle d’entreprendre et a promu l’idée d’économie de marché jusqu’à en faire un modèle de société. Tout ce qui est de l’ordre de la réciprocité et de la redistribution sociale a ainsi été négligé. 

« Social washing » ?

Si la France n’a pas encore totalement basculé dans une ère thatchérienne, Emmanuel Macron incarne cette tendance. Et il a bien compris comment utiliser les mots magiques « solidarité » et « entraide » au nom de la crise sanitaire inédite. Ainsi, le 23 mars, le gouvernement a lancé la plateforme jeveuxaider.gouv.fr afin de constituer une« réserve civique »pour aider ses voisins ou renforcer les associations sur le terrain. Le lendemain, le ministre de l’Agriculture a appelé les Français sans activité à rejoindre « la grande armée de l’agriculture française », invoquant le « besoin de la solidarité nationale pour que nous puissions tous manger ».

Du côté des grandes entreprises françaises, un Notre-Dame de Paris bis ne peut qu’être bon pour leur image. Bernard Arnault et LVMH, L’Oréal, BNP-Paribas, Bouygues, PSA… Les annonces de dons de masques ou de gel hydroalcoolique pleuvent depuis dix jours. « Faut-il remercier ces généreux donateurs ? Peut-être, mais il faut aussi se rappeler qu’en pratiquant une évasion fiscale massive ils ont privé les finances publiques d’importantes recettes qui manquent cruellement pour financer le système de santé ! » rappelle Raphaël Pradeau, porte-parole d’Attac, dans un texte publié sur le blog Mediapart de l’association. Sans parler de la suppression de l’ISF, dont le S signifiait… solidarité.

Le risque de « social washing » n’est jamais loin. Lionel Prouteau, maître de conférences émérite en sciences économiques à l’université de Nantes, appelle à la vigilance afin qu’« une logique philanthropique de charité ne soit pas confondue avec la solidarité, et à ce que cela ne se substitue pas aux politiques publiques nécessaires ». Spécialiste des questions liées au bénévolat et aux associations, il conseille également de réfléchir à la nature de ces solidarités nouvelles : « Faire appel à la solidarité dans de telles circonstances est logique, mais cela ne doit pas se restreindre à l’urgence. Elle devrait s’inscrire dans un cadre plus général, être pensée en amont, notamment dans le domaine de la santé, et en lien avec le social : la notion de solidarité suppose en réalité la volonté de préserver un bien commun et l’existence d’interdépendances dans la production de ce bien commun. Tout comme la solidarité écologique, qui ne peut fonctionner sans la dimension sociale. »

Au milieu des opérations de communication du gouvernement, un discours critique émerge, faisant entendre d’autres voix, montrant la voie à d’autres imaginaires. Des militant·es venant des mouvements altermondialistes ou plus autonomes ont créé le réseau Covid-Entraide France et publié une tribune pour faire valoir l’entraide à la place de l’« union nationale ». Joël, militant antinucléaire, détaille sa vision des choses :

Pour nous, la vision de la solidarité exprimée par le gouvernement revient à boucher les trous, à faire du palliatif en utilisant encore et toujours la bonne volonté citoyenne .

Outre la mise en relation via les réseaux sociaux, l’idée est aussi d’avoir un ancrage dans le réel en créant des groupes d’entraide à l’échelle d’une ville, d’un quartier, d’un immeuble. « Mille formes de solidarités et d’intelligences collectives existent déjà : dans l’économie sociale et solidaire, dans les espaces autogérés (ZAD, squats…), dans la vie associative très riche… Il est urgent de reconstruire le tissu social là où les politiques actuelles l’utilisent, l’appauvrissent, le détruisent, le gentrifient… De reconstruire une solidarité qui compense tous les impensés du confinement actuel, qui laisse de côté énormément de monde ! »

Les oublié·es

Dès l’annonce du confinement, Julien Salvestrini s’est posé deux questions : « Comment je vais faire lundi ? Comment vont faire les copains pour manger, se laver ? » Chauffeur routier depuis vingt et un ans, celui que tout le monde connaît sous le nom de Pépito n’avait jamais imaginé des aires d’autoroute fermant tous leurs services, même parfois leurs parkings. « L’épidémie a montré que l’entraide persiste malgré tout dans les moments difficiles. Le groupe Facebook que j’ai lancé, “Restos routiers pendant le Covid-19”, compte 23 000 membres qui se partagent les bons plans : restaurants qui font des plateaux-repas, stations qui laissent l’accès aux douches, transporteurs qui ouvrent leurs salles dédiées aux chauffeurs et leurs cuisines… » Depuis, le gouvernement s’est engagé à maintenir l’ouverture des stations–service, aires de repos, toilettes et restaurants pour la vente à emporter. « Je trouve tout de même aberrant qu’il ait fallu qu’on soit si nombreux à interpeller les médias pour que l’État prenne conscience de l’importance des routiers dans ce contexte. Ils appellent les Français à continuer de travailler, comment vont-ils faire sans les routiers ? » lâche Julien Salvestrini.

Des initiatives souvent spontanées qui servent aussi à pallier les défaillances du gouvernement. Créatrice de mode dans un village près de Bordeaux, Julie Giorgetti n’a pas hésité une seconde à utiliser ses talents lorsqu’une infirmière est venue lui demander de confectionner des masques en tissu lavables. « Je me suis basée sur un patron de masque élaboré par le CHU de Grenoble, que j’ai légèrement modifié pour qu’il soit plus couvrant. Puis tout s’est enchaîné : les demandes sont arrivées d’autres aides–soignantes, infirmières, vétérinaires, l’hôpital de Cadillac, l’Ehpad de Bordeaux… Puis de toute la France ! » Elle lance alors le groupe Facebook Les Petits Masques solidaires pour trouver de nouvelles mains habiles : quasiment 6 000 personnes l’ont rejointe. « Pour la matière première, je compte sur les dons des supermarchés que nous équipons aussi en masques : l’élastique vient du rayon mercerie, et nous prenons les draps en polyester car c’est cette matière qui constitue la barrière filtre. » Des entreprises ont annoncé se réorganiser pour en fabriquer à plus grande échelle, comme les Tissages de Charlieu, près de Roanne (Loire), produisant 150 000 masques par jour, ou le fabricant de textile Lemahieu, qui produit des masques pour le CHU de Lille et des kits pour les couturières bénévoles. Des substituts aux masques jetables, « toujours mieux que rien » pour celles et ceux qui ne sont pas considérés comme prioritaires.

Les dénigré·es

Du côté des enseignant·es, il faut assurer la « continuité pédagogique », comme l’a promis Jean-Michel Blanquer aux parents. Mais celle-ci soulève de nombreuses questions et difficultés, notamment celle du matériel. En maternelle, des ateliers demandent souvent la manipulation d’objets, la réalisation de coloriages à plusieurs couleurs. Or certaines familles n’ont pas forcément les fournitures de base : gomme, taille-crayon, ardoise, sans parler de l’imprimante et de l’ordinateur pour récupérer le travail à faire… Dans le quartier populaire du Grand Selve, au nord de Toulouse, des parents tentent de convaincre les enseignes de grande distribution de faire des dons. « La continuité pédagogique, c’est très bien, mais notre préoccupation, c’est aussi de ne pas creuser les inégalités, résume Julie Locci. L’idée n’est pas de chercher la solidarité de particulier à particulier, mais de solliciter les entreprises qui ont le droit de continuer leur activité. »

Même volonté de miser sur l’égalité des chances pour Anthony, pion dans un lycée. Il participe depuis peu aux Brigades de solidarité populaire en Île-de-France dans le groupe « aide aux devoirs », conscient que le confinement ne sera pas vécu de la même façon par tous, notamment les élèves les plus en difficulté, les familles les plus précaires… « La plupart des plateformes mises à disposition par le gouvernement sont présentées comme faisant partie d’un grand front commun contre l’épidémie, et je n’étais pas à l’aise avec ce manque de critique. Je ne me voyais pas aider les structures étatiques alors que le gouvernement actuel et les précédents se sont attachés à détruire les services publics, notamment l’hôpital, le code du travail. Je pense que la situation qu’on traverse est en grande partie le résultat d’un système économique et social défaillant. »

Ce réseau de solidarité essaime dans toute la France (Lyon, Strasbourg, Marseille…) mais aussi en Europe, notamment en Italie du Nord. Sur le terrain, les bénévoles ont distribué des masques FFP2 et des gants en plastique aux livreurs à vélo et scooter travaillant pour Deliveroo, Uber Eats, Stuart… Et relayé un appel aux dons de produits de première nécessité pour le collectif des gilets noirs, qui organise l’entraide dans les foyers de sans-papiers. Anthony conclut :

Le gouvernement demande aux citoyens de se mobiliser alors que ce sont sûrement ceux-là qui se sont déjà mobilisés et qui n’ont pas été écoutés, qui galèrent dans des structures associatives, voire qui ont été réprimés. 

Le message de ces Brigades de solidarité populaire est clair : l’auto-organisation sur le terrain dans la séquence actuelle d’aide d’urgence avant une « mise en accusation des politiques néolibérales », quand l’heure sera venue d’examiner les responsabilités de chacun dans cette crise sanitaire. « En nous focalisant sur la liberté individuelle, nous avons oublié notre condition d’êtres sociaux, interdépendants. Nous avons ainsi nourri notre propre fragilité face aux enjeux planétaires actuels, résume Philippe Eynaud. Si l’on veut un monde plus résilient, il nous faut sans attendre sortir de l’économie de prédation et faire le choix d’une économie solidaire. » L’après se profile déjà.

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Société Santé
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