Étudiants en soins infirmiers : les dérives d’une réquisition forcée

Après plusieurs semaines de dérives, les étudiant·es en soins infirmiers demandent un encadrement clair dans le cadre de leur réquisition, et non un statut de stagiaires, alors qu’ils et elles occupent de vrais postes. Le gouvernement a fait un premier pas.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 1 avril 2020
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Étudiants en soins infirmiers : les dérives d’une réquisition forcée
© Photo : GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Le décret était particulièrement attendu. Dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement a publié ce dimanche un arrêté prévoyant les indemnisations des professionnel·les de santé « en cours de formation, réquisitionné·es dans le cadre de l’épidémie Covid-19 ». Un texte court et lapidaire qui ne dit rien des modalités de sa mise en œuvre. Si l’officialisation de cette réquisition reste la bienvenue pour les étudiant·es en soins infirmiers (ESI), qui étaient jusque là « sollicité·es » sans être en mesure de pouvoir refuser, la Fédération nationale des étudiant·es en soins infirmiers (FNESI) attend des précisions.

Pour Vincent Opitz, vice-président en charge des relations presse et des affaires internationales de la FNESI, le cadrage proposé par cet arrêté, ne mentionnant qu’une revalorisation des indemnités prévues pour les stagiaires, est « faible » : « Nous attendons des notes d’instructions claires sur l’organisation de cette réquisition : à quel titre les étudiant·es seront mobilisé·es alors même qu’ils et elles ne figurent pas dans le cadre réglementaire du plan blanc, ou alors de manière très floue ? Nous sommes aussi préoccupé·es par les adaptations défavorables qui pourront être proposées localement par les établissements de formation au vue de la formulation imprécise du texte. Nos questions ont été posées à la Direction générale de la santé (DGS), mais pour le moment, elles ont été balayées d’un revers de la main.»

Une réquisition qui ne dit pas son nom

Depuis lundi, la FNESI réclame donc des éclaircissements et craint de nouvelles irrégularités – déjà constatées lorsque la réquisition était officiellement soumise au volontariat. Dès le 10 mars, l’Ordre des infirmiers, l’Ordre des médecins et Santé Publique France appellent les étudiant·es à rejoindre la réserve sanitaire, uniquement composée de professionnel·les diplômé·es. Dans un élan de solidarité avec les personnels soignants, la FNESI fait de même, mais reste vigilante.

Pour la fédération, les stages doivent être maintenus pour permettre aux étudiant·es de valider leur diplôme mais milite pour la revalorisation des (très) faibles indemnités octroyées – considérant que les stages ne pourraient se tenir « dans un cadre propice à la formation puisque les encadrant·es n’étaient pas en mesure d’accomplir leur mission pédagogique dans la situation actuelle ». Au cours de leur formation, les ESI sont en effet rémunéré·es 28 euros par semaine en 1re année, 38 euros en 2e, et 50 euros en 3e année.

Dès les premiers jours, les futur·es professionnel·les répondent à l’appel national. Mais dans quelles conditions ? Sur les réseaux sociaux, de nombreux ESI remettent en question son aspect « volontaire » : la plupart des IFSI ne laisseraient en réalité pas le choix à leurs élèves, qui seraient exhorté·es de prendre part à l’effort.

Certain·es partent donc travailler dans des services Covid-19 sans masques ni aucun matériel de protection. D’autres craignent de ramener le virus chez eux alors qu’une personne de leur entourage est considérée à risque ou sont contraint·es d’abandonner leur « job étudiant », notamment celles et ceux qui exercent des fonctions hospitalières les week-ends. Le tout, encadré par une convention de stage qui prévoit une indemnité d’une centaine d’euros par mois.

De la culpabilisation à la menace

« C’est justement pour éviter les dérives que nous avons besoin d’un véritable cadre réglementaire », martèle Vincent Opitz. Car si la réquisition n’a pas attendu son arrêté ministériel pour être effective, le choix prétendu vire parfois au chantage. Dès le 6 mars, avant même les premières mesures sanitaires prises dans le département, Camille*, étudiante en troisième année, est réquisitionnée à la demande de son EFSI francilien. « Lors de la réunion de présentation, les formateurs nous ont expliqué ce que nous allions avoir à faire dans le cadre de cette réquisition, raconte la jeune femme. L’ambiance générale, c’était que nous appartenions à l’État et que nous nous devions d’aider les personnels hospitaliers. C’était une question de conscience professionnelle. Dès cet instant, il a été très difficile de considérer que nous avions le choix… » Prévoyant, l’institut de formation stipule dans ses mails : « Ceci est une sollicitation, non une réquisition. » Une précision indécente pour Camille, qui n’a pas vraiment eu l’impression d’avoir eu son mot à dire.

« Le téléphone de notre permanence téléphonique sonne constamment, assure Vincent Optiz, de la FNESI. Les étudiant·es ne sont pas suffisamment informé·es et se retrouvent dans des situations stressantes. Par exemple, certain·es sont mobilisé·es sans convention de stage. Cela veut dire qu’ils et elles ne sont pas protégé·es en cas de problème ! Beaucoup se demandent aussi comment les examens vont se dérouler en pleine mobilisation, ou pourquoi leur maquette de formation, c’est-à-dire leur calendrier de stages et de cours, a été bousculée – alors que nous sommes supposé·es avoir des cours à distance. De même, beaucoup ne comprennent pas pourquoi ils sont réquisitionné·es en tant qu’aides-soignant·es, un vrai travail, sous couvert d’une indemnité de stage… »

Dès la première année, les étudiant·es en soins infirmiers valident en effet une équivalence du diplôme d’aide-soignant·e. Dans le cadre de cette réquisition, les ESI sont donc sollicité·es pour répondre à des fiches de poste, sans en avoir le statut ou le salaire. Une situation incompréhensible pour Éléonore*, étudiante en troisième année dans la Loire, qui a l’impression de vivre un chantage au diplôme.

Le 17 mars, au lendemain de leur première journée de stage, les étudiant·es sont informé·es par leur établissement qu’ils et elles sont démobilisé·es de leurs structures d’accueil à cause de l’épidémie. « Nous avons reçu un mail précisant que nous avions la possibilité de nous inscrire sur la réserve sanitaire et que nous pourrions répondre à des postes tels qu’aide-soignant·e, agent·e de services hospitaliers ou brancardier·e, note l’étudiante. À ce moment-là, nous devions nous porter volontaires mais nous nous proposions pour des postes en renfort, étant donné que notre niveau d’études nous le permettait. » Deux jours plus tard, l’IFSI d’Éléonore change de stratégie.

Désormais, les étudiants·es doivent se porter volontaires via la réserve sanitaire, mais sous le statut de stagiaire – avec l’indemnité prévue dans ces cas-là, soit 1,42 € de l’heure –, ou effectuer des vacations par l’intermédiaire d’une agence d’intérim. Mais « nos heures de stage ne seraient pas validées, et si prenions la vacation, nous devions aussi rendre un travail écrit », s’indigne Éléonore.

L’étudiante, qui s’était déjà inscrite sur la réserve sanitaire pour participer à l’effort collectif, n’a donc plus la possibilité de répondre, comme elle le pensait, à des appels pour des remplacements d’aide-soignante, mais doit signer une convention de stage :

J’ai été recrutée dans un service d’urgences en tant que stagiaire, alors que j’occupe clairement un poste d’aide-soignante. Pour toute l’équipe, il est très clair que je ne suis pas stagiaire. Les professionnel·les sont d’ailleurs très choqué·es de nous voir débarquer dans leurs services avec des statuts de stagiaires, alors que nous sommes là pour palier les sous-effectifs et que nous effectuons le travail relevant d’un poste et les horaires qui vont avec.

De son côté, Camille, l’étudiante francilienne, doit composer entre des missions de réquisition dans un hôpital tout en continuant son stage « normalement », avec un encadrant, dans un autre établissement de santé. Le tout, en remplissant le nombre d’heures effectuées sur sa grille, pour valider son stage. « Soit on a de la chance, et la demande de mobilisation tombe sur nos jours de stage, soit on cumule les deux », précise l’étudiante, qui a déjà accompli des semaines de plus de 60 heures. Des éléments qui interrogent également Vincent Opitz, qui craint que la formation des ESI ne soit ainsi bradée.

Pour contrer ces nombreuses dérives, la FNESI attend des décisions claires sur de nombreux points. Par exemple, concernant l’entretien des tenues réglementaires. En stage, c’est aux ESI de prendre soin de leur « uniforme ». « Avec la crise sanitaire qui nécessite des mesures d’hygiène particulières, nous ne comprenons pas que les étudiant·es, qui sont pourtant au contact de patient·es Covid-19, aient à leur charge le nettoyage de leur tenue professionnelle, dénonce Vincent Opitz. Les ESI ramènent des tissus contaminés, et multiplient les risques de propagation à leur domicile ou aux lavomatics. Déjà en temps normal, notamment dans les services infectiologie, c’est incohérent. Mais dans ce contexte, c’est aberrant. »

© Politis

Aussi, le jeune homme s’interroge sur la mise en place d’un véritable calendrier de mobilisation. Selon les échos reçus par la fédération étudiante, des stagiaires ont déjà été renvoyé·es de leurs postes parce qu’il y avait trop de personnel sur place et que les services étaient surchargés ! Une situation « absurde » qui risque, selon lui, « d’épuiser toutes les forces engagées au même moment ». Mais, pour l’heure, le cadre de la loi n’en précise pas davantage.

Des revalorisations sous couvert de stages

L’article 3 de l’arrêté ministériel du 29 mars prévoit désormais une indemnisation des étudiant·es en soins infirmiers, qui seront payé·es 12 euros brut de l’heure entre 8 et 20 heures, 18 euros entre 20 et 23 heures et entre 6 et 8 heures, et 24 euros entre 23 et 6 heures, ainsi que les dimanches et jours fériés. Contre 1,42 € en temps normal.

Une mesure nationale qui vient lisser les inégalités territoriales observées ces derniers jours. Depuis la semaine dernière, certaines régions s’étaient en effet engagées à revaloriser les indemnités des ESI, contrairement à d’autres. Parmi elles, les régions du Grand-Est, d’Île-de-France ou des Hauts-de-France. Mais pour certain·es ESI, cela ne suffit pas.

Le 27 mars, le journal régional L’Est Républicain relayait les revendications des étudiant·es du Grand-Est – où les hôpitaux saturés vivent une situation de crise particulièrement préoccupante. Dans une lettre ouverte adressée au président de la République, les étudiant·es ont demandé à être réquisitionné·es via de véritables contrats de travail, et non pas en tant que stagiaires. Ne pouvant être encadré·es, les jeunes en formation sont, dans les faits, affecté·es à des postes pour renforcer les équipes soignantes, sans en avoir le titre. Là encore, la fédération étudiante attend des réponses.

* Tous les prénoms des étudiant·es ont été modifiés à leur demande et leurs établissements n’ont pas été mentionnés de manière délibérée. Tou·tes craignent des répercussions de leurs IFSI et que leur mécontentement remette en question la validité de leur diplôme.

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