Triple peine pour le Sud

Déjà plus vulnérables à la pandémie en raison de systèmes de santé fragiles, les pays pauvres sont en outre dépendants de l’économie mondiale et voient se profiler une crise de la dette.

Erwan Manac'h  • 15 avril 2020
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Triple peine pour le Sud
© L’hôpital de Yaoundé, au Cameroun. Nombre de pays africains ont bâti leur économie sur un modèle de dépenses publiques, notamment de santé, minimales. nPhoto : STR/AFP

Des politiques publiques lacunaires, une économie dépendante de la mondialisation, pas d’armes financières pour parer aux chocs et une souveraineté limitée… La crise du coronavirus risque d’agir comme un révélateur des fragilités dans lesquelles les pays du Sud ont été maintenus.

Premier constat cruel, les pays pauvres ou en développement sont beaucoup plus vulnérables à la pandémie, car leur système de santé est souvent démuni. Ils sont en effet nombreux à avoir bâti leur économie sur un principe de dépenses publiques minimales, imposé par les institutions internationales et leurs « partenaires » économiques du Nord.

L’Inde, exemple extrême, ne consacre que 1,28 % de son PIB aux dépenses de santé, loin derrière la moyenne des pays de l’OCDE, qui se situe à 9 %. La population d’Afrique subsaharienne est jeune, ce qui devrait limiter l’impact du virus, mais le continent compte 1 médecin pour 5 000 habitants, contre 1 pour 300 en Europe. La crise risque également d’être aggravée par le fait que le confinement est souvent impossible pour les populations les plus pauvres, qui vivent chaque jour avec l’obligation de trouver de quoi se nourrir.

À cette vulnérabilité s’ajoute une fragilité particulière face aux conséquences de la maladie pour ces pays très dépendants de l’économie mondiale. La fermeture des frontières a, par exemple, mis les usines textiles d’Asie du Sud-Est à l’arrêt. Quand le Nord se confine, c’est le Sud qui fait faillite. Or l’économie très libérale des pays du Sud repose principalement sur le secteur privé, avec un secteur public trop faible pour amortir la récession qui s’annonce.

Les pays qui vivent du tourisme ou du pétrole subiront une double peine. « Nous avons maintenu les pays du Sud dans un modèle extractiviste exportateur, dénonce Éric Toussaint, économiste et membre du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM). L’augmentation des prix des matières premières depuis 2003 nous laissait croire à un semblant d’amélioration, mais la chute des cours actuelle (1) les plonge dans une situation qui peut devenir extrêmement grave. » Avec des conséquences d’autant plus importantes que les politiques sociales et redistributives qui, au nord, servent de matelas anticrise font défaut au sud.

Dans ce contexte très sombre, le spectre d’une crise de la dette refait surface. Il est attisé par la fuite des capitaux, phénomène bien connu des pays en développement par temps de crise. L’argent qui abonde dans ces pays à forte croissance est rapatrié dès que la conjoncture s’assombrit. Depuis le début de la crise, 83 milliards de dollars ont quitté les pays émergents, soit déjà trois fois plus que pendant la crise financière de 2008. Le risque est désormais celui d’une spirale infernale identique à celle qui a terrassé l’Argentine, entraînant l’hyperinflation et le défaut de paiement sur la dette publique.

Alors, que fait le Nord pour briser cette spirale ? La question est à l’ordre du jour de toutes les réunions des dirigeants de la planète. La France, l’Europe et le G20 ont prévu des instruments à destination des pays les plus fragiles dans leur arsenal d’urgence. Mais les premières annonces restent timorées. « L’Europe a promis 15 milliards d’euros, relève Esther Schneider, chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris)_. Mais ce sont des fonds non alloués qui sont redéployés et des garanties de prêts, pas de l’“argent frais”. Nous sommes donc loin du compte. »_

De nombreuses voix s’élèvent, en particulier, pour demander une annulation des dettes, afin de donner, très rapidement, la capacité aux États de financer des plans d’urgence. Le FMI et la Banque mondiale demandent une « suspension » du paiement des emprunts et Emmanuel Macron promet de les « annuler massivement ». Mais ces annonces restent partielles et non dénuées d’arrière-pensées, dans une guerre à laquelle les Occidentaux se livrent avec la Chine pour capter les richesses des « marchés émergents ». Elles ne sont également qu’à moitié rassurantes, car une grande partie du fardeau est désormais constitué de dettes privées, qui n’ont pas été contractées auprès des États. « Il est fondamental que les pays endettés puissent prendre des décisions unilatérales, tranche Éric Toussaint_. Il faut suspendre le paiement des dettes et dénoncer leur créance au nom du “droit de nécessité”, qui existe en droit international lorsque la population est en péril. »_

Une autre solution, déjà déployée, résiderait dans l’émission de droits de tirage spéciaux (DTS) (2). Cette monnaie d’échange internationale, émise par le FMI, permettrait d’éviter les effets indésirables des fluctuations des taux de change provoquées par la fuite des capitaux. Une solution qui a le don d’agacer Éric Toussaint : « Le FMI conditionne ses aides à l’application d’un modèle qui est responsable de la crise. Il serait scandaleux qu’il se pose en bon samaritain alors que les DTS sont une nouvelle forme d’endettement. » D’autres organisations ont pourtant fait le pari des DTS, estimant que cet « alternatif », qui existe depuis 1969, peut contribuer à réformer l’institution tant décriée. « Elles estiment que c’est un outil qui permet justement de sortir de la tutelle des États-Unis et des plans d’ajustement structurel, car les conditions et les intérêts sont moindres, en théorie », note Esther Schneider.

Tous, en tout cas, martèlent qu’il faut éviter de reproduire les erreurs du passé : ne plus conditionner les aides à des réformes néolibérales et les verser directement aux populations sous forme de revenu universel – « l’hélicoptère monnaie » –, propose notamment Oxfam. L’impôt sur les gros patrimoines et l’aide au développement, désintéressée, seront aussi indispensables. Il faudrait notamment que l’engagement des principaux bailleurs d’allouer 0,7 % de leur richesse à l’aide publique soit enfin suivi d’effets. « Il doit surtout y avoir un débat sur la manière d’utiliser cette aide, estime Esther Schneider. Servira-t-elle à relancer les économies locales, avec un développement de l’industrie pour sortir du modèle fondé sur les exportations de matières premières, ou bénéficiera-t-elle à une poignée d’entreprises internationales ? »

Pour promouvoir ce contre-modèle, plusieurs plateformes d’ONG ont déjà lancé des campagnes communes et les mouvements sociaux du Sud sont en train de se coordonner à distance. Dans les pays du Sud, il n’y a en tout cas plus aucun débat sur la pertinence des interventions du FMI. Tous le craignent désormais comme la peste, mais redoutent de ne pouvoir s’affranchir de son emprise.

(1) Baisses de 61 % pour le pétrole, 15 % pour le café, 21 % pour le cuivre.

(2) Les DTS sont une moyenne pondérée de cinq devises convertibles, solution déjà déployée en 2009. Ce sont 12 milliards de dollars qui ont été mis à disposition des États africains, tandis qu’Oxfam en réclame 1 000 milliards.

Monde
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