« La solidarité comme modèle social n’est pas une utopie »

Spécialiste des questions de pauvreté et de précarité, Axelle Brodiez-Dolino souligne le caractère inédit de la crise déclenchée par le coronavirus et le rôle essentiel de la société civile en pareil moment.

Vanina Delmas  • 20 mai 2020
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« La solidarité comme modèle social n’est pas une utopie »
© Une file d’attente de chômeurs en quête de travail à New York en 1929.Photo : Washington. Library of Congress/AFP

L’épidémie de Covid-19 et le confinement ont mis en lumière une pauvreté et une précarité multiformes, et les associations de solidarité ont été submergées. Dans ce contexte de crise sanitaire, l’État a débloqué des aides d’urgence mais, pour lutter contre des inégalités profondes, des mesures et une vision plus globales seront vitales, explique l’historienne Axelle Brodiez-Dolino.

Quelles formes de pauvreté et de précarité cette épidémie et le confinement ont-ils révélées en France ?

Axelle Brodiez-Dolino : On peut en distinguer trois, qui étaient déjà connues mais se sont aggravées. Les personnes qui avaient très peu de ressources et dépendaient d’aides publiques et privées se trouvent confrontées à des difficultés inextricables, car, avec le confinement, la plupart des services ont été fermés ou drastiquement réduits : aides alimentaires, guichets d’accès aux droits, tutelles… Avec la fermeture des bureaux de poste, impossible pour beaucoup de retirer l’argent du RSA, et, pour ce qui est dématérialisé, la fracture numérique reste très forte.

D’autres avaient des ressources mais les ont perdues : travailleurs précaires dont le contrat (CDD, intérim, d’insertion…) n’a pas été renouvelé, personnes qui vivaient des marchés ou de récupération, sans-papiers, stagiaires en apprentissage, en formation… La France a perdu 500 000 emplois.

Il y a enfin les « travailleurs pauvres », contraints de continuer dans des conditions plus dangereuses : prendre les transports en commun, être au contact des clients, livrer…

Pour tous, il y a moins de recettes et plus de dépenses : repas de midi des enfants, hausse de la facture d’électricité, paiement des amendes pour non-présentation d’attestation… Or, 135 euros, c’est un quart du RSA !

La crise a aussi attisé les misères non monétaires. D’abord, celle du logement : 450 000 logements habités sont indignes et 935 000 personnes vivent en « surpeuplement accentué ». D’où, avec le confinement, des risques majeurs pour la santé physique et psychique, et des explosions de violence verbale et physique. Puis, quand on est à la rue ou en bidonville, comment se confiner ou respecter les règles d’hygiène et de distanciation physique ? Comment faire quand les services d’accueil de jour sont fermés, de même que les W.-C. publics et les endroits où on rechargeait son portable ?

Ensuite, vulnérabilités sociale et sanitaire s’entraînent l’une l’autre : être pauvre surexpose à la maladie psychique et physique – angoisse quotidienne, métiers pathogènes, nutrition et logement défavorables, difficultés de soins… – et être malade fait perdre des revenus. Or le Covid-19 est bien plus dangereux pour les plus fragiles (obésité, pathologies multiples, etc.).

Enfin, concernant les enfants, il est difficile de faire ses devoirs dans un logement étroit et malsain, d’autant plus quand l’équipement électronique manque et que les parents sont peu armés pour aider. Le soutien scolaire a disparu et, quand les parents continuent d’aller au travail, les grands doivent garder les petits et ne peuvent plus travailler.

Pensez-vous que cela pourrait enfin battre en brèche l’idée reçue de « pauvreté choisie » ?

Historiquement, la pauvreté « choisie » a été de deux types : la pauvreté religieuse volontaire et le mode de vie des hippies, des marginaux ou des habitants du Larzac, qui souhaitaient vivre en marge de la société. C’est tout. L’idée que les plus pauvres se plaisent à vivre de peu, ou qu’on vit confortablement des aides sociales, relève d’une méconnaissance. Les pauvres ont toujours aspiré à travailler, pour tirer leur dignité de leur labeur. Les « vagabonds » du Moyen Âge vagabondaient précisément pour trouver du travail. Dans les bidonvilles des débuts d’ATD Quart Monde, les pères acceptaient n’importe quel emploi pour nourrir leur famille. Aujourd’hui, quantité de personnes acceptent des emplois aussi paupérisants que les allocations, simplement pour travailler.

Donc le problème n’est pas du côté de la demande de travail, mais de l’offre. De façon régulière, dans l’histoire, il y a eu des périodes où il n’y avait pas assez d’emplois pour tous : forte pression démographique sur les campagnes de l’Ancien Régime ; chômage industriel au XIXe siècle (activités saisonnières, contrats courts, mécanisation…) ; grande dépression des années 1873-1896, crise économique des années 1930, chômage de masse depuis les années 1970.

Quelle influence les crises historiques précédentes ont-elles eue sur les mentalités vis-à-vis de la pauvreté ?

Sous l’Ancien Régime, l’accumulation d’épidémies (peste, choléra, variole) et de crises économiques (mauvaises récoltes, guerres, famines…), ajoutée à la pression démographique, a conduit à un fort durcissement de la répression envers ceux qui n’avaient d’autre solution que de migrer ou de mendier pour survivre. La Révolution n’a pas rompu avec cette pratique, qui se voulait dissuasive pour les autres – à cette époque, plus de la moitié du pays était à la lisière de d’indigence. Ce n’est qu’à partir de la fin du XIXe siècle qu’on a compris l’inanité des réponses répressives. L’« invention du chômage » date de cette époque : on comprend que le chômeur n’est pas un coupable ou un fainéant, mais une victime de la conjoncture.

Cette même lecture prévaudra lors de la crise des années 1930, puis dans les années 1980 (empathie pour les « nouveaux pauvres ») et 1990 (en faveur des sans-abri). Mais plus les crises durent, plus la compassion s’use. Or, rendre coupables de leur sort des personnes victimes de la conjoncture et d’un système ne fait que déplacer la question : on ne traite pas le problème, on contribue même souvent à l’aggraver.

Les temps de crise ont-ils tendance à faire émerger ou à renforcer des formes de solidarité citoyennes ? Associations, œuvres caritatives, collectifs de solidarité et bénévolat ont-ils toujours été là pour combler les carences de l’État ?

Oui, car les personnes qui sont sur le terrain sont les premières à percevoir les difficultés, donc à y répondre. La plupart des grandes associations sont nées ainsi : les patronages et les crèches au XIXe siècle, la Croix-Rouge sur les champs de bataille de Solférino, les premiers asiles de nuit et les dispensaires antituberculeux, les centres sociaux et les assistantes sociales au début du XXe siècle, la Cimade dans les camps d’internement français pendant la Seconde Guerre mondiale… À partir de 1945, les Petits Frères des pauvres secourent les personnes âgées dans la misère ; Emmaüs, celles aux prises avec la crise du logement ; ATD Quart Monde aide les familles des bidonvilles ; les banques alimentaires, les Restos du cœur, les structures d’insertion par l’activité économique, les Samu sociaux et les accueils pour sans-abri se développent dans les années 1980-1990…

La France a une société civile très empathique et dynamique, issue de sa double matrice charitable (chrétienne) et solidariste (républicaine laïque). On compte aujourd’hui 13 millions de bénévoles dans les seules associations, et 20 millions au total ! Mais les associations ne sont pas un simple palliatif de « l’impuissance publique » : très souvent, l’État a non seulement financé ces initiatives, mais les a aussi reprises en dispositifs publics.

Un modèle social fondé sur la solidarité est-il utopique ? Des exemples concrets existent-ils dans d’autres sociétés, d’autres temps ?

Je crois très fort à la solidarité comme modèle social. Ça n’est pas une utopie, c’est notre socle depuis l’édification de la protection sociale à la fin du XIXe siècle, qui repose tout à la fois sur l’assurance (solidarité entre cotisants), l’assistance, l’impôt et les services publics : une solidarité de tous envers tous.

Ce « solidarisme » s’ancre d’ailleurs dans les avancées biologiques de l’époque, qui servent de métaphore : plus les organismes-sociétés se différencient, plus le travail se divise, mais plus les groupes deviennent interdépendants. Comme tout organisme vivant, la société constitue un tout, et toute amputation d’un membre lui porte atteinte.

La crise d’aujourd’hui nous rappelle cette interdépendance biologique et le fait que nous sommes tous vulnérables ; celui qui aide sera aidé à son tour. Mais elle nous rappelle aussi notre interdépendance économique : sans les métiers – peu considérés – exercés par les travailleurs du soin, les caissières, les livreurs, etc., le confinement aurait été tout simplement impossible.

Ce qui est fondamental, c’est que cette solidarité soit à la fois publique (locale et nationale) et privée (individuelle et collective). Si l’État se retire, c’est la loi de la jungle et l’implosion du groupe; s’il n’y a que l’État, c’est la porte ouverte aux pires régimes. Il existe une profonde complémentarité entre les deux.

Sur quels modèles ou expériences passées faudrait-il s’appuyer pour repenser le modèle social et lutter durablement contre la pauvreté ?

Notre modèle social est fait de grandes avancées : solidarisme des années 1890, grand plan de Sécurité sociale de 1944-1946, rapport Wresinski de 1987 et lois qui ont suivi… On peut aussi s’inspirer du New Deal de Franklin Roosevelt, après la crise de 1929 aux États-Unis, parvenu en quelques années à transformer toute une économie et à l’articuler au développement local ainsi qu’à l’économie sociale et solidaire. Mais la configuration actuelle est inédite, il faut donc plutôt inventer un modèle pour recréer un monde soutenable. Que chacun dispose d’un travail et d’un revenu décents – avec des conditions de travail non pathogènes, une limitation drastique du travail précaire, un meilleur partage (élévation des bas salaires, limitation des très hauts) – et soit logé dignement. Mais il faut aussi donner plus (d’éducation, de formation…) à ceux qui ont moins: c’est le cœur des politiques d’« investissement social ».

Deux finalités sont essentielles : décence et dignité de tous, et préservation de la planète. Tout le reste est affaire de moyens. Les idées vertueuses fourmillent. Nous avons aujourd’hui une opportunité unique pour réfléchir et reconstruire le monde.

Axelle Brodiez-Dolino Historienne au CNRS, Centre Norbert-Elias.

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