« Les pratiques policières sont le reflet de systèmes de domination »
Pour Emmanuel Blanchard, une reconnaissance du caractère institutionnel des violences est indispensable.
dans l’hebdo N° 1607 Acheter ce numéro
Manifestations contre les violences policières, accumulation d’affaires et révélations médiatiques répétées de pratiques et de propos racistes… Les forces de police et de gendarmerie sont de nouveau montrées du doigt. Pour Emmanuel Blanchard, la police ne pourra changer qu’à la condition, notamment, d’une prise de conscience des mécanismes collectifs et institutionnels de pratiques racialisées.
La police est-elle raciste ?
Emmanuel Blanchard : Le dire ainsi supposerait que l’immense majorité des policiers sont racistes, mais répondre non de manière absolue serait nier la racialisation du travail policier et le caractère institutionnel de préjugés opératoires dans certaines pratiques professionnelles telles que les contrôles d’identité.
Quelles en sont les origines ?
Sur le plan historique, ces pratiques proviennent notamment de notre héritage colonial. S’il y a toujours eu une emprise de la police sur certaines populations défavorisées, l’attention sur les personnes considérées comme pas tout à fait françaises et devant être contrôlées, -notamment pour leur signifier qu’elles ne sont pas les bienvenues, renvoie à la guerre d’Algérie. C’est pendant cette période qu’a été créée la carte nationale d’identité (1955) et que se sont multipliés les contrôles et les rafles d’Algériens, alors de nationalité française mais désignés comme « Nord-Africains ». Après la guerre, ces pratiques n’ont pas cessé car s’est posée la question de savoir si ces anciens « Français musulmans » – catégorie juridique de l’époque – étaient devenus français ou algériens. La suspicion à leur égard est permanente, avec des contrôles au faciès systématiques dans certains quartiers. On vérifie ainsi s’ils sont étrangers, donc expulsables.
Cette pratique s’applique-t-elle aujourd’hui aux jeunes « racisés », générant tensions et violence ?
Quels que soient les pays, une des fonctions de la police est de rassurer ceux considérés comme les « bons citoyens » et d’avoir un comportement de méfiance envers ceux qui ne font pas partie de la communauté locale. Ces derniers peuvent être définis par des critères -géographiques, sociaux ou ethno-raciaux. La façon dont est défini cet « étranger » varie d’un pays à l’autre mais est très souvent ancrée dans des formes de racialisation des identités. L’héritage colonial de la police française a contribué à fixer des stigmates ethno-raciaux qui, aujourd’hui, peuvent s’attacher à des personnes nées en France ou qui viennent de régions qui n’ont jamais été colonisées par la France.
Mais la défiance de la population vis-à-vis de la police s’étend au-delà de ces populations. Son image se dégrade-t-elle ou a-t-elle toujours été un objet de crispation car représentant l’institution ?
D’une manière globale, la police est une des institutions en qui les citoyens déclarent avoir le plus confiance. Elle arrive devant la justice, les élus ou les journalistes. En revanche, les personnes qui ont des contacts récurrents avec la police ont des griefs contre elle. La police se caractérise, plus en France que dans d’autres pays, par la rugosité de son vocabulaire, son manque d’attention aux personnes et au public, ainsi qu’une rudesse dans les attitudes, voire une propension aux violences et aux humiliations physiques, par exemple dans l’usage des palpations de sécurité ou des techniques d’immobilisation.
Comment peut-elle changer ?
Ses pratiques sont le reflet de systèmes d’inégalités et de dominations sociales et ethno-raciales qui ne sont pas propres à la police. Mais cela ne signifie pas qu’il est impossible d’agir sur l’institution policière. Pour qu’elle puisse rompre avec des comportements hérités d’un passé ancien, une reconnaissance du caractère collectif, et non individuel, de certaines pratiques racialisées et illégales est nécessaire. Les autorités policières ont tendance à considérer que les personnes qui militent contre de telles pratiques portent une parole de défiance systématique et montent en épingle les actes de quelques « brebis galeuses ». Ce qui revient à refuser de réfléchir aux mécanismes institutionnalisés, qui ont pourtant été mis au jour au Royaume-Uni dès les années 1980. Le Défenseur des droits a d’ailleurs repris à son compte la notion de « discrimination systémique » pour qualifier les pratiques policières de contrôle et d’éviction de jeunes qualifiés d’« indésirables ». Le déni du caractère institutionnel de certaines discriminations empêche que la police, dans ses programmes de formation ou de contrôle de ses pratiques internes, tienne compte de ce qu’ont montré les sciences sociales, les ONG et le Défenseur des droits. L’institution policière française est, plus que dans d’autres pays, imperméable au regard citoyen, médiatique, et plus encore à celui des sciences sociales.
Cela signifie-t-il que la police n’est pas près d’évoluer ?
Son imperméabilité n’est pas totale : quand les mobilisations sont fortes, le politique fait pression pour que les attitudes corporatistes s’atténuent et pour qu’il y ait une reconnaissance, a minima, de déviances individuelles. Mais le refus demeure de considérer ces pratiques collectives. Il n’y aura de changement que s’il y a une extension sociale permettant que des pratiques aujourd’hui couvertes par le pouvoir ne soient plus tenables. On voit bien que les positions d’Emmanuel Macron et de Christophe Castaner, qui refusent même d’utiliser le terme de « violences policières », apparaissent de plus en plus incongrues.
Pour que des changements adviennent, il faut éviter de se focaliser uniquement sur les violences et les pratiques illégales. Il est indispensable de comprendre pourquoi la police française est plus armée que d’autres polices européennes. Pourquoi elle utilise plus ses armes, notamment les LBD. Pourquoi elle tolère, dans ses rangs, un contournement des règles et des comportements musclés et rugueux, qu’on retrouve moins dans d’autres polices européennes comparables. Changer les pratiques policières deviendra d’autant plus envisageable qu’on mènera une réflexion globale sur ce qu’on attend d’elle. Pas seulement en termes de refus des violences, mais, plus généralement, dans la façon dont, au quotidien, elle doit être en interaction avec la population et en conformité avec des règles non plus considérées comme ne s’appliquant qu’aux administrés, mais aussi aux policiers eux-mêmes.
Emmanuel Blanchard Chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), coauteur d’Histoire des polices en France. Des guerres de Religion à nos jours, Belin, 2020.
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