Ségur, la grande mascarade

Censé établir en concertation l’avenir de l’hôpital, le Ségur de la santé se présente mal : organisation opaque, temps réduit… L’attente est immense, mais la déception risque de l’être davantage.

Nadia Sweeny  et  Chloé Dubois (collectif Focus)  • 17 juin 2020
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Ségur, la grande mascarade
© Le ministre de la Santé, Olivier Véran, et Nicole Notat, présidente de l’agence de notation sociale et environnementale Vigéo-Eiris, lors de l’ouverture du Ségur, le 26 mai.Martin Bureau/AFP

Devant l’ouverture de ce « grand débat », on ne peut s’empêcher de se dire « encore un ! » Comme si les problèmes de l’hôpital n’avaient pas été dénoncés sur la place publique depuis plus d’un an lors de journées de mobilisation organisées par des personnels excédés. Des alertes incessantes et ignorées, jusqu’à la démission administrative d’un millier de chef·fes de service hospitalier. Partout, les mêmes revendications : embauches et revalorisations salariales des personnels paramédicaux, davantage de moyens pour être en mesure de recentrer l’offre sur le soin plutôt que sur l’obsession budgétaire. Il aura fallu attendre cette crise sanitaire d’une ampleur inégalée pour que les politiques s’alarment. De l’aveu d’Emmanuel Macron – celui de s’être « trompé » –, tous les espoirs étaient permis pour ce « Ségur de la santé » qui promettait de s’atteler à quatre grands « piliers » : « Transformer les métiers et revaloriser ceux qui soignent », « Définir une nouvelle politique d’investissement et de financement », « Simplifier radicalement les organisations et le quotidien des équipes » et, enfin, « Fédérer les acteurs de la santé dans les territoires ». Mais plus de quinze jours après son lancement, c’est la douche froide.

Au pas de course

« On a une réunion hebdomadaire d’une heure et demie, dont la thématique a été décidée en amont, sans nous. Dans mon “pilier”, il y a 75 participants, pas de compte rendu ou de document faisant état de nos échanges. Chacun se borne à son petit pré carré et on n’a même pas accès aux propositions écrites des autres interlocuteurs, souffle Caroline Sault, représentante du Collectif inter-hôpitaux (CIH) au sein du pilier « territoires ». Nous sommes déçus car il n’y a aucun débat de fond. » Le lendemain, Nicole Notat, ancienne responsable de la CFDT et cheffe d’orchestre de ce Ségur désignée par le gouvernement, annule de manière unilatérale la deuxième des trois réunions plénières du « comité Ségur », qui devait faire office de « bilan d’étape ». À la place, elle organise une réunion sur le numérique…

La représentation pose aussi question : les paramédicaux sont quasi absents et l’organisation de l’expression est telle que des sujets centraux ne sont pas abordés. Pour les salarié·es, silence sur le manque d’effectifs. Sur la question des territoires, exit la répartition de la permanence des soins : « Un sujet extrêmement important, car c’est l’hôpital public qui assure quasiment seul cette permanence », résume Caroline Sault.

Par ailleurs, les animateurs et leur façon d’orienter certaines discussions créent un malaise. « La CFDT a été le seul syndicat à pouvoir s’exprimer à l’ouverture de la réunion plénière, alors qu’il n’est que troisième représentant des personnels hospitaliers, s’agace Patrick Bourdillon, secrétaire fédéral de la CGT santé, premier syndicat représentatif. On se demande forcément si le fait que Nicole Notat en soit l’ancienne secrétaire générale ne joue pas… » Sur le pilier « territoires », c’est Jocelyne Wittevrongel, présidente de l’Union nationale des professionnels de santé, regroupant 22 syndicats de médecins libéraux, qui anime. « Après avoir vanté la mobilisation des soignants libéraux, elle nous a fait un laïus sur des doyens d’université qui auraient refusé de laisser leurs étudiants en médecine soutenir les équipes pendant la crise. Elle a clamé : “Je ne l’oublierai pas”… nous n’avons pas compris ce que ça venait faire là, s’inquiète Caroline Sault. Ils se tutoient avec certains interlocuteurs, s’appellent par leur prénom alors qu’on ne sait même pas qui ils sont, ils ne se présentent pas toujours. J’ai l’impression d’être à l’écart de leur monde. Certes, il y a une écoute bienveillante, mais les discussions restent très générales. Moi je suis sur le terrain : ces débats technocratiques me paraissent bien éloignés de mon quotidien. »

D’autant qu’une grande question demeure : que va faire l’État de toutes ces concertations ? « Pour le moment, on n’en sait rien », admet Cécile Vigneau, professeure au CHU de Rennes, représentante du CIH au sein du pilier « gouvernance ». Selon le communiqué du gouvernement, un « accord » doit aboutir. Mais lequel ? Seule la feuille de route transmise à Nicole Notat est claire : rendu des copies fin juin pour des annonces officielles mi-juillet. C’est le pas de course, au risque d’un effet « vite fait, mal fait » que chacun redoute. « On ne pourra pas tout régler d’ici là », admet Cécile Vigneau.

Même inquiétude du côté des syndicats. « Il aurait été plus constructif de commencer par une prime de 1 500 euros à l’ensemble des personnels – et non pas seulement à 40 % des CHU. Ça a créé une colère monumentale, déplore Patrick Bourdillon. Puis il fallait définir un calendrier pour discuter de manière plus approfondie des fondamentaux : les métiers, la gouvernance et le financement. » C’est précisément parce qu’aucun de ces préalables n’a été posé sur la table que le syndicat SUD santé sociaux a claqué la porte du Ségur dès le 3 juin : « Nous voulions des propositions fortes sur les salaires, les fermetures de lits, les restructurations en cours et les embauches, et ils n’avaient rien, dénonce Jean-Marc Devauchelle, secrétaire général du syndicat. Ils sont arrivés avec des feuilles blanches, comme si rien ne s’était passé avant. Alors nous continuons la mobilisation dans la rue. »

« Mascarade »

Malgré la grogne, le Premier ministre a, dès l’ouverture du Ségur, recentré les orientations du débat : « La crise exige de nous non pas nécessairement de changer de cap, mais très certainement de changer de rythme. » La référence au projet « Ma santé 2022 », lancé par le gouvernement en 2018, ne saurait être plus claire. Pour les soignants, le risque est de permettre au gouvernement, au prix de quelques modifications à la marge, de s’arroger la puissante légitimité de la « coconstruction collective » pour appliquer un projet décidé il y a deux ans, qui peine à se mettre en place et comporte de nombreuses lacunes. « On a un peu l’impression d’une mascarade, admet Caroline Sault. On reste parce qu’on ne veut pas faire la politique de la chaise vide, mais on se réserve le droit de se désolidariser de toute proposition faite en notre nom et qui ne correspond pas à nos revendications. »

Le Premier ministre, lui, continue de se gargariser de cette stratégie : « Nous avons mis fin à la sempiternelle baisse des budgets de la santé, cessé de demander à l’hôpital de faire toujours mieux avec moins », a-t-il clamé. Une façon habile de jouer sur les mots. « C’est faux !, s’insurge Brigitte Dormont, professeure à l’université Paris-Dauphine, responsable de la chaire santé. Les budgets sont toujours aussi contraints. Depuis deux ans, les tarifs ont cessé de baisser, mais cela ne signifie pas du tout que les budgets totaux ont augmenté. Les tarifs ne font pas l’objet d’une décision, leur niveau découle d’une régulation prix/volume. » C’est le vice du « point flottant » : plus un hôpital fait d’activités – et il y est encouragé par la tarification à l’acte (T2A) –, plus le tarif desdits actes baisse pour tous les hôpitaux. « Les tarifs n’ont été “décidés” qu’une fois, il y a deux ans : l’activité n’avait pas augmenté au-delà des prévisions, les tarifs auraient dû être constants, mais le gouvernement les a quand même diminués pour gagner des marges de manœuvre budgétaires. L’année d’après, les tarifs ont juste évolué en fonction de l’activité. S’ils n’ont pas baissé, c’est parce que l’activité a été inférieure à ce qui était prévu, un phénomène nouveau qu’il s’agit d’interpréter. Il faudrait savoir si ce ralentissement est dû aux fermeture de lits par manque de personnel », recadre l’économiste.

Enveloppe fermée

Cette injonction contradictoire – course à l’activité qui aboutit à la baisse des tarifs – est la conséquence d’une enveloppe finale figée, celle de l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam). Quelle que soit la fluctuation de l’activité, le budget annuel reste le même. Tels des hamsters dans leur roue, les hôpitaux entrent en concurrence pour se « partager »le gâteau et subissent tous, à la fin, la baisse des tarifs qui en découle.

L’Ondam est voté chaque année par le Parlement dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), tous deux créés par le plan Juppé de 1995, soutenu à l’époque par la secrétaire générale de la CFDT : une certaine Nicole Notat…

Depuis, c’est donc l’État qui fixe, en avance, les dépenses de sécurité sociale en fonction d’objectifs prédéterminés. Aujourd’hui, l’Ondam est ventilé entre deux grands pôles : l’hôpital et la médecine de ville. « Dans le PLFSS 2020, alors que l’on prévoyait 3,3 % d’augmentation des dépenses de l’hôpital, l’augmentation de budget proposée a été de 2,1 %, soit un manque à gagner de plus d’un milliard d’euros. L’idée est qu’il doit être possible de trouver des gisements de gains de productivité qui permettront de fonctionner avec un budget inférieur aux prévisions de dépenses. Il me semble que c’est demander à l’hôpital de faire plus avec moins… », démontre Brigitte Dormont, qui insiste sur le fait que « le manque d’encadrement des dépenses de la médecine de ville nourrit la rigueur budgétaire pour l’hôpital, des réserves faites sur son budget étant utilisées pour compenser les excès de dépenses imprévues en ville… »

Cette année, malgré la crise et le bouleversement budgétaire qu’elle a induit, aucun PLFSS rectificatif ne sera voté : le gouvernement plaide pour que les répercussions s’inscrivent dans celui de 2021. On suppose donc que la revalorisation de l’Ondam annoncée par le Premier ministre – mais pour le moment jamais chiffrée – interviendra l’année prochaine. Cela dit, nulle part il n’est fait état d’une transformation de ses modalités de fonctionnement.

Certes, dans le projet « Ma santé 2022 », le gouvernement réduit la part de la T2A (de 63 % à 50 %) dans le financement de l’hôpital, en faisant émerger d’autres modalités de financement liées à la qualité de soins ou au type de pathologie. Mais tant que l’enveloppe finale reste fermée, les effets pervers perdurent.

Prise de décision

Par ailleurs, la gouvernance, l’une des grandes attentes des personnels hospitaliers, n’apparaît pas dans le projet « Ma santé 2022 ». Bien qu’il soit l’un des piliers du Ségur, le Premier ministre en a cependant réduit la voilure lors de son discours d’ouverture en refusant de parler de « gouvernance », mais plutôt d’un problème de « management ». « Quand on ne prend jamais l’avis des gens qui travaillent, c’est un problème de gouvernance, s’agace Anne Gervais, cofondatrice du Collectif inter-hôpitaux. La question est : qui on associe à la prise de décision ? Et ça, ce n’est pas une question de management. »

Pour Rémi Salomon, président de la commission médicale d’établissement (CME) de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) – instance représentative de la communauté médicale mais qui n’a qu’un rôle consultatif –, « il faut remettre le service au cœur de la décision. Il a été oublié avec la création des pôles [en 2007, rassemblement de plusieurs services, NDLR], dont l’unité de gestion et le projet médical ne sont pas toujours cohérents et dont le pouvoir n’est pas si important en réalité. Pourtant, le directeur de pôle est l’interlocuteur privilégié de la direction… » À l’AP-HP, la situation est d’autant plus critiquée que ces pôles sont devenus, l’année dernière, des départements médicaux universitaires éparpillés sur plusieurs « méga-sites ». « On revendique la suspension de ces intermédiaires qui plombent le fonctionnement du système », renchérit la professeure Vigneau.

Pour donner au médical plus de place, la CME de l’AP-HP propose de rendre obligatoire son avis pour toutes décisions ayant trait à la politique médicale d’un établissement. « Il ne faut pas mettre les médecins à la place des directeurs, mais les deux doivent cohabiter », plaide Rémi Salomon.

Une ébauche de propositions pourrait aussi émaner des conclusions de la commission sur la médicalisation de la gouvernance de l’hôpital, lancée par Agnès Buzyn en décembre dernier. En plein Ségur, c’était au professeur Olivier Claris de rendre sa copie mardi 16 juin, au moment de boucler ce numéro, alors que le monde hospitalier est dans la rue. « Il est essentiel que l’hôpital soit consolidé. S’il n’y a pas de vraies avancées, la déception va être immense, prédit Rémi Salomon. Et la rentrée risque d’être compliquée… »

Société Santé
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