L’ambition d’une école post-confinement

À l’approche d’une rentrée exceptionnelle, les personnels enseignants souffrent du silence du ministre. Ils tentent de s’organiser pour parer à toute urgence et pousser leurs revendications.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 1 juillet 2020 abonné·es
L’ambition d’une école post-confinement
© JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN/AFP

n nous a dit de faire comme d’habitude, comme si rien ne s’était passé… » Zeïna (1) est sceptique. Moins de dix jours avant la fin de l’année scolaire, et en l’absence de directives nationales, « notre inspectrice académique nous a demandé de répartir les élèves dans leurs futures classes sans tenir compte de la situation épidémique, assure la jeune enseignante. En somme, on a fait comme s’il n’y avait pas eu de confinement, ni de protocole sanitaire à appliquer ». Au risque, dans quelques jours, de tout recommencer et de devoir réorganiser la rentrée dans l’urgence. Malgré tout, l’équipe pédagogique souhaite anticiper, se tenir prête. En réfléchissant à différents moyens pour améliorer les usages sur les interfaces numériques, par exemple, ou en veillant à une meilleure répartition des salles de classe en fonction des effectifs donnés aux profs.

Car à Grigny (Essonne), où enseigne Zeïna, les espaces manquent : « Comme nous sommes en réseau d’éducation prioritaire (REP), nos classes de CP et de CE1 doivent, depuis trois ans, être limitées à 12 élèves (2), reprend l’enseignante. Ce qui aurait pu être une bonne mesure n’en a finalement pas été une puisque, faute de place, nous avons dû installer une paroi de séparation pour diviser la salle de classe en deux – ce qui a donné de très petits espaces, où les élèves sont serré·es comme des sardines. Ce n’est vraiment pas enviable en temps normal, mais, aujourd’hui, on en paie les conséquences : nous sommes incapables de faire respecter les distanciations physiques, alors même que les enfants sont en petit nombre. » La suppression d’une classe de troisième cycle (CM1-CM2) va également provoquer une hausse des effectifs, alors qu’il aurait pu être intéressant, cette année, d’avoir par exception « moins d’élèves dans les classes pour rattraper les éventuels retards »,s’agace l’institutrice.

Un gel des fermetures qui n’est pas à l’ordre du jour, du moins pour le moment. Car, si la préparation de la rentrée a bel et bien commencé au sein des établissements (sans toutefois qu’ait été publié un protocole d’anticipation clair et précis concernant les aspects tant sanitaires que pédagogiques), la situation risque de changer dans les -prochains jours. Mais probablement pas sur tous les points. Selon le ministère de l’Éducation nationale, joint par téléphone, la circulaire de rentrée 2020, qui fixe habituellement le cap de la politique éducative de l’année scolaire, devait être publiée mardi 30 juin (après le bouclage de ces pages). Pour l’heure, rien n’a filtré.

Sollicitées ces dernières semaines par le cabinet de Jean-Michel Blanquer, les organisations syndicales ou les fédérations de parents d’élèves ne disposent, comme le reste de la communauté pédagogique, d’aucune information exacte sur ce qui pourrait être mis en place, excepté le déploiement de quelques dispositifs annoncés par le ministre en personne. Des manières qui n’étonnent plus ces organisations, rompues à ces réunions « où Blanquer ne dit rien », pour ensuite découvrir des annonces dans la presse.

Frédérique Rolet, secrétaire générale du Snes-FSU, s’inquiète d’« une totale opacité ». « Il y a beaucoup de problématiques à aborder : il faut revoir les programmes, repenser les effectifs et les groupes, entamer une réflexion sur les bâtis – notamment les sanitaires – ou encore prévoir des recrutements pour assurer l’hygiène des espaces. » Et, si ces derniers points relèvent de la responsabilité des collectivités territoriales, c’est bien la question des moyens alloués à cette rentrée pas comme les autres que soulève la syndicaliste – tout comme Patrick Désiré, secrétaire général de la CGT Éduc’action, qui plaide pour un « plan d’urgence ». « Mais, à tout ça, le ministre ne répond que par les “vacances apprenantes”, quelques cours de soutien par-ci par-là, les évaluations de rentrée ou le dispositif “devoirs faits” (3), s’agace encore la secrétaire générale du Snes-FSU. En fait, il nous écoute dire qu’il y a urgence, notamment sur la question des programmes, mais ne dit rien des avancées réalisées par les groupes de travail de la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) ou des pistes qui pourraient être envisagées en fonction de la situation sanitaire. »

Les évaluations « diagnostic », qui permettront de savoir où en sont les élèves et quelles seraient leurs potentielles difficultés sont également très critiquées. On s’inquiète de savoir ce qui sera mis en place derrière ces « examens », et certains, comme Zeïna, y voient une « logique de rendement » que le confinement a accélérée : « Lorsque le ministre parle 100 % de réussite en CP, qu’est-ce que ça veut dire, si ce n’est montrer la réussite des classes à 12 ? Ces chiffres ne riment à rien. Le programme fonctionne par cycle et non par niveau. Les évaluations ne devraient servir qu’à l’enseignant·e, qui peut ainsi adapter sa pédagogie. »

Un manque de concertation et des annonces largement décriées dans le monde enseignant, qui craint un retour à« l’école d’avant »et le recours à des dispositifs qui ne fonctionnent vraiment que pour les « bon·nes » élèves. « Or la question des décrocheurs est toujours là, et nous savons que les élèves les plus fragiles n’y sont pas inclus », soulève Carla Dugault, coprésidente de la FCPE. À l’issue d’une rencontre avec le cabinet du ministre, la principale fédération de parents d’élèves s’inquiète aussi de ne voir aucun plan de financement débloqué, et de la confusion entretenue sur le rôle de l’enseignement à distance. « Nous craignons une sorte de théorisation du métier d’enseignant·e qui ne tiendrait pas compte du savoir-faire et de l’expérience, mais plutôt de la capacité à utiliser des outils numériques qui viendraient automatiser les connaissances attendues des élèves et le processus d’évaluation », explique Rodrigo Arenas, également coprésident de la FCPE.

Outre un document envoyé au ministre pour lui faire part de ses propositions dans la perspective de la rentrée 2020, la FCPE prépare un ensemble de dix mesures, pensées en collaboration avec des chercheur·ses en sciences de l’éducation ou des personnalités du monde culturel et sportif, pour « faire rêver l’école ». Des propositions qui visent principalement à se « défaire des schémas d’obligation réglementaire » pour une « école de la coopération » et qui seront soumises, non pas au ministère, mais à l’ensemble de la société, début juillet.

Dans une tribune publiée sur Politis.fr (4), 70 professeur·es de l’académie de Nancy-Metz ont également appelé la communauté enseignante à s’organiser pour « une école du jour d’après ». L’objectif étant d’amener « les collègues à réfléchir à ce que nous voulons », mais aussi « aux conditions de cette rentrée, aux bornes à ne pas dépasser », soutient Robert Toscano, professeur documentaliste dans un collège de Ludres (Meurthe-et-Moselle), adhérent à SUD éducation. Pour lui, discuter de tout cela est essentiel. En l’absence de véritables concertations avec le ministère, « nous essayons de réfléchir depuis la base », même si « nous nous demandons encore de quelle manière les personnels vont pouvoir contraindre la hiérarchie à mettre en place des choses qui nous semblent plus favorables aux élèves et à l’école ».

Appelant à « des modes de fonctionnement pédagogique ambitieux », Robert Toscano et ses collègues parlent du coenseignement, de la pédagogie de projet, de réels et souhaitables réaménagements des programmes scolaires, et veulent repenser les heures d’enseignement en dehors des salles de classe – à l’air libre ou dans des salles municipales, par exemple – si, d’aventure, l’enseignement à distance devait reprendre du service. « Car, lorsque nous avons écrit la tribune, avant la reprise à effectif plein du 22 juin, nous imaginions une rentrée en septembre avec environ 15 élèves par classe, et toujours cet enseignement hybride », contextualise l’enseignant. Pour le collectif, il s’agissait alors de « renverser la stratégie du choc » et de profiter de ces effectifs en baisse pour faire des propositions pédagogiques intéressantes, estimant que « les conditions sont favorables aux élèves à moins de 20 par classe. » Désormais, « ce qu’on aimerait, ce qu’on réclame, c’est que la hiérarchie donne aux équipes le temps de se retrouver et la possibilité d’imaginer des manières d’enseigner qui seraient différentes », continue Robert Toscano. Mais là est le hic.

Dans le premier degré notamment, après trois reprises échelonnées basées sur des protocoles sanitaires qui recommandent l’absence de brassage des élèves, les enseignant·es ne partagent plus les mêmes emplois du temps, ce qui rend difficile toute discussion ou organisation commune. « On va sûrement devoir se réorganiser après le 1er juillet et repartir sur des réunions en urgence, mais c’est hyper difficile, témoigne Zeïna. Nous n’avons plus aucun temps de réunion, on fait tout dans l’urgence et on n’arrive pas avoir de recul. » Quoi qu’il en soit, nul doute que le confinement aura permis à nombre de profs de repenser leur manière d’enseigner. « J’espère désormais que cela aura un impact positif sur la rentrée », continue l’enseignante, pour qui ces réflexions doivent continuer de s’inscrire dans un enseignement « en présentiel ». Et d’autant plus ici, à Grigny, où la fracture numérique et sociale s’est révélée de manière très nette.

(1) Le prénom a été changé.

(2) Selon Zeïna, les élèves de CP sont en réalité 14, et 16 en CE1, à la suite de nouvelles directives datant de la rentrée 2019.

(3) Dispositif mis en place par Jean-Michel Blanquer en 2017 pour accompagner les collégien·nes volontaires dans la réalisation de leurs devoirs au sein de l’établissement scolaire.

(4) « Pour l’école du jour d’après, reprenons la main dès aujourd’hui ».