« Antigone », de Sophie Deraspe : Assoiffée de justice

Avec Antigone, la Canadienne Sophie Deraspe transpose avec force le personnage de Sophocle dans le Québec contemporain.

Christophe Kantcheff  • 2 septembre 2020 abonné·es
« Antigone », de Sophie Deraspe : Assoiffée de justice
Nahéma Ricci incarne une Antigone assoiffée d’absolu, déterminée dans sa révolte.
© Les Alchimistes Distribution

Elle apparaît à l’écran menue, le cheveu brun très court, les yeux clairs. Elle regarde la caméra avec la même intensité que la Jeanne d’Arc interprétée par Renée Falconetti dans le film de Dreyer. Elle s’appelle Antigone. L’action, cependant, se passe de nos jours. Pour son cinquième long métrage, la cinéaste canadienne Sophie Deraspe a choisi de transposer librement la figure de l’héroïne de Sophocle dans le Québec d’aujourd’hui. C’est un sacré pari, et une vraie réussite.

Juste après le meurtre de ses parents dans leur pays, l’Algérie, Antigone, avec sa sœur Ismène et ses frères Étéocle et Polynice, est arrivée très jeune au Québec, sous la responsabilité de leur grand-mère, qui les élève. Cette famille immigrée est unie ; les frères lui permettent d’avoir un peu de confort grâce à leurs trafics, qu’ils gardent secrets ; Antigone, qui a alors les cheveux jusqu’aux épaules, est une élève brillante. Mais, lors d’un contrôle policier, les choses dérapent. Polynice est arrêté, Étéocle, victime d’une bavure, meurt.

La famille d’Antigone n’a pas seulement à subir le chagrin qui s’abat sur elle. La justice a décidé de renvoyer Polynice en Algérie. Où il serait immédiatement la cible de graves persécutions. Chez Sophie Deraspe, il ne s’agit pas pour Antigone d’offrir une sépulture interdite par le roi aux cadavres de ses frères. Celle-ci décide de sauver son frère encore vivant en imaginant un stratagème qui risque de lui faire perdre tout avenir.

Le choix de plonger Antigone dans notre violence contemporaine n’a rien de démagogique. La réalisatrice ne procède pas à une transposition facile pour dresser le énième tableau de la répression policière, qui bénéficierait en même temps d’une chic référence culturelle. Ce qui l’intéresse chez Antigone, c’est son intransigeante détermination, la soif d’absolu qu’elle manifeste tout en restant humaine, avec ses peurs et ses fragilités. À sa sœur, dissuasive quand elle lui dévoile son projet de prendre la place de leur frère en prison, elle répond : « Tais-toi ! Ça me demande déjà tout mon courage. »

Ici, comme chez Sophocle ou Brecht (dont une citation apparaît furtivement), Antigone est moins un personnage sacrificiel qu’une révoltée. L’injustice la met hors d’elle, outre que l’amour qu’elle porte à Polynice au sein de cette famille meurtrie l’empêche d’être détournée de ce qu’elle croit juste. La police s’y emploie pourtant en lui révélant que ses frères trempaient dans la mafia de la drogue. Continuer dans la voie qu’elle a choisie se traduira par des années de prison, l’impossibilité d’accéder à la citoyenneté canadienne, et des menaces judiciaires tout au long de sa vie. Mais Antigone ne faiblit pas.

Cette représentation d’une jeune fille d’un courage infini, ne (se) faisant aucune concession, est d’une force bouleversante. Sa ligne de conduite, défendant avec acharnement sa cause tout en marquant sa solidarité envers une codétenue considérée comme une paria, finit par lui valoir le respect. D’autant que son petit ami, Hémon, a organisé une campagne à l’extérieur pour populariser son combat.

Antigone offre une vision très positive et féministe de la manière dont une jeune fille d’aujourd’hui peut se surpasser pour des idéaux. Cette vision reste toujours crédible parce que l’action demeure ancrée dans un contexte réaliste. On peut d’ailleurs songer à des personnalités publiques qui, à leur mesure, rappellent Antigone, telle Greta Thunberg, par exemple.

De la tragédie antique, Sophie Deraspe a intégré avec bonheur les autres caractéristiques formelles. C’est par exemple un entretien traumatisant avec une psychanalyste aveugle, qui mène au bord du fantastique. Ou la présence des chœurs, ici figurés par les réseaux sociaux, que la réalisatrice met en scène comme des clips revendicatifs.

Le film atteint dans une grande mesure sa puissance dramatique grâce au talent de la jeune interprète d’Antigone, Nahéma Ricci, capable de jouer un personnage résolu et charismatique tout en gardant sa part de vulnérabilité. Modernisons le poncif : elle déchire l’écran !

Antigone, Sophie Deraspe, 1 h 49.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes