Au Liban, l’inquiétude ronge les camps palestiniens

Déjà frappés par la crise économique et l’épidémie de Covid-19, les réfugiés sont dans une situation encore plus critique à l’heure où tout vient à manquer dans le pays.

Laurent Perpigna Iban  • 2 septembre 2020 abonné·es
Au Liban, l’inquiétude ronge les camps palestiniens
Des câbles dangereux dans le camp palestinien de Chatila, à Beyrouth.
© JOSEPH EID/AFP

Un mur de séparation, un mirador, un check-point, des véhicules à l’arrêt. De l’autre côté du poste de contrôle, des dizaines de milliers de Palestiniens, entassés sur une superficie de 1,5 kilomètre carré. Contrairement aux apparences, nous ne sommes pas en Cisjordanie, mais bien au Liban. Bienvenue à Ain El-Hilweh, le plus grand camp de réfugiés palestiniens du pays, situé en périphérie de la ville portuaire de Saïda.

En cette après-midi de juillet, la chaleur est accablante. À l’intérieur du camp, de nombreux commerces ont définitivement baissé le rideau. L’activité est au ralenti, la fatigue se lit sur les visages. « Tout ce qui se passe au Liban a forcément un impact sur nous », lâche Youssef Rabbeh, 30 ans. Comme près de la moitié des Palestiniens du Liban, le jeune homme est au chômage, et ses perspectives d’avenir sont peu réjouissantes.

Les douze camps palestiniens que compte le pays (1) ont mauvaise presse : ils sont perçus comme des lieux extrêmement dangereux, où l’immense majorité des Libanais ne pénètre sous aucun prétexte. Ain El-Hilweh est souvent présenté comme « le pire du pire ». Le camp, où s’entassent plus de 70 000 personnes, s’est retrouvé à la croisée des exils. Fort de 10 000 personnes à sa création en 1948, il a accueilli depuis lors plusieurs vagues successives de Palestiniens : ceux que la guerre civile libanaise (1975-1990) a jetés hors de leurs domiciles de fortune, ceux qui ont fui le conflit qui a opposé en 2007 un groupe islamiste et l’armée libanaise au camp de Nahr El-Bared… Mais aussi, plus récemment, des Palestiniens de Syrie, en déshérence après la prise de leur camp par l’organisation État islamique (Daech). Entre autres.

À l’intérieur, chaque faction politique possède son propre quartier. On y trouve le Fatah, le Hamas, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), mais également des groupes islamistes radicaux, comme le Fatah Al-Islam. Youssef Rabbeh explique : « Pendant plusieurs années, le camp était très dangereux. Les membres d’une faction ne pouvaient pas se déplacer d’un quartier à l’autre. Depuis plusieurs mois, la situation s’est améliorée, chacun a fait des efforts et tout le monde peut désormais aller partout. » En revanche, l’accès à Ain El-Hilweh est toujours rigoureusement contrôlé par l’armée libanaise. Le mur qui entoure le camp, construit à partir de 2016 et présenté comme un « rempart anti-jihadiste » éphémère, devait contribuer à sécuriser le lieu. Mais le provisoire a duré, une impression de déjà-vu pour les Palestiniens du Liban. « Ce mur était censé être un outil de sécurité, mais c’est avant tout symbolique : c’est ici que se trouve la plus grande communauté palestinienne, c’est un peu la capitale des réfugiés. Alors, il est au centre de tous les regards. Si ce camp explose, les autres exploseront aussi », précise Youssef Rabbeh.

Injustices

Conformément aux accords du Caire signés en 1969, les forces de sécurité libanaises ne pénètrent pas dans les camps palestiniens. À l’intérieur, les organes des différentes factions palestiniennes – regroupés en comités – tentent de maintenir un semblant d’ordre. Une mission difficile, alors même que la population y est majoritairement armée : « Personne n’a oublié le drame de Sabra et Chatila (2). Ces armes ont un rôle préventif, elles nous protègent de toute attaque de l’extérieur », commente un habitant du camp de Burj El-Barajneh, situé dans la banlieue sud de Beyrouth. Ici, dans un dédale de ruelles, au milieu d’une jungle de câbles électriques entremêlés – on n’aperçoit même plus le ciel à certains endroits –, le désespoir est partout. Abou Tareq, membre du comité du camp, attire l’attention sur l’anarchie électrique qui met en péril la sécurité des habitants : « Ces dernières années, plus de 50 personnes sont mortes électrocutées dans nos rues, dont beaucoup d’enfants. C’est intenable. »

Une injustice aggravée par les nombreuses mesures discriminatoires mises en place par l’État libanais : 72 professions sont interdites aux Palestiniens, leur mobilité est entravée et il leur est impossible d’acquérir un bien en dehors de leur camp. « À moins de confier notre argent à un Libanais ou à un étranger et qu’il achète pour nous », ironise -Youssef Rabbeh. « Nos grands-parents sont arrivés ici en 1948 et, depuis, nous n’avons rien eu. Nous ne voulons pas obtenir la nationalité libanaise, bien sûr : nous sommes et nous restons palestiniens. Mais nous voulons être traités comme des êtres humains et qu’on arrête de nous considérer comme un problème sécuritaire. En réalité, les dirigeants libanais sont obsédés par l’équilibre confessionnel du pays. Pour eux, nous sommes dans la case “Palestiniens” », poursuit-il.

Zeinab Srour, 22 ans, vit à Burj El-Baraj–neh. Récemment diplômée, elle désespère de trouver un emploi un jour : « C’est très difficile. Souvent, les patrons ne prennent même pas mon CV. Avec mon fiancé, nous avons décidé de partir aux Pays-Bas. Quelle autre option s’offre à nous ? 70 % des habitants de Burj-El Barajneh sont au chômage. Je suis vraiment triste. Les Palestiniens ont été privés de leurs droits les plus basiques, et notre avenir au Liban est plus sombre que jamais », raconte-t-elle.

Superposition de difficultés

La crise multidimensionnelle qui sévit au Liban est venue compliquer un quotidien déjà impossible. Huda Samra, porte-parole de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (Unrwa) au Liban, explique : « Plusieurs séquences de crise se sont superposées. À partir d’octobre 2019, les choses sont devenues encore plus difficiles avec le blocage des routes et l’agitation dans le pays. Beaucoup ont vu leur mobilité restreinte, ce qui a eu des conséquences professionnelles : ils ne pouvaient plus travailler hors de leur camp. »

Si, lors du mouvement de protestation national initié le 17 octobre 2019, les Palestiniens de Beyrouth étaient assez discrets, Youssef Rabbeh l’assure : à Saïda, beaucoup d’entre eux sont descendus manifester dans les rues aux côtés des Libanais : « La crise a de lourdes conséquences pour nous. Tout ce que nous vendons dans le camp, nous l’achetons en dehors. L’inflation a contraint les commerçants à augmenter leurs prix, et leurs produits sont devenus inabordables. »

Mohamad Kassar, 40 ans, possédait un commerce à Ain El-Hilweh, où il vendait des habits importés de Syrie : « D’abord, nous avons eu de grosses difficultés liées au manque de dollars dans le pays, devise avec laquelle nous achetons à notre fournisseur. Ensuite, la frontière entre la Syrie et le Liban a été fermée pendant le confinement. Après ça, la dévaluation de la livre libanaise a fini de nous achever. C’était impossible de continuer, je travaillais à perte. J’ai dû arrêter », poursuit-il. Même scénario pour Bahaa Hasan, 34 ans, dont l’épicerie a fermé ses portes il y a quelques semaines : « Le prix des fruits et des légumes a triplé. Je ne vendais presque plus rien, et il me fallait payer le loyer, l’électricité… Fermer était la meilleure option. » Lui aussi est désormais sans emploi.

Aux difficultés économiques s’ajoutent des questions sanitaires brûlantes. Dans ces espaces exigus, le respect des gestes barrières est un challenge presque impossible à relever. Tous le savent. Une phase de contagion active dans ces lieux surpeuplés serait une catastrophe. Zeinab Srour fait état d’un sentiment d’insécurité : « Personne, ni le gouvernement libanais ni les responsables palestiniens des camps, ne semblait prendre la mesure du risque. » Une épidémie qui amène également son lot de stigmatisation : « Samir Geagea [le dirigeant du parti des Forces libanaises] a déclaré publiquement que nous étions une menace et que nous pourrions être responsables de la propagation du virus dans le pays. Nous, ainsi que les réfugiés syriens », rapporte Youssef Rabbeh.

Si, jusqu’alors, le Liban est parvenu tant bien que mal à garder l’épidémie sous contrôle, les images de ces hôpitaux européens condamnés à « choisir » les malades à sauver sont dans toutes les têtes. « En cas de surcharge dans les hôpitaux, nous savons qui ils choisiront. Cependant, l’Unrwa est responsable de nous. C’est une protection précieuse, nous croisons les doigts », poursuit Youssef Rabbeh.

Du côté de l’Unrwa, Huda Samara se montre rassurante : « Nous comprenons qu’ils soient très inquiets. Mais nous sommes en lien permanent avec les ministères et nous pouvons garantir aux réfugiés palestiniens qu’ils seront inclus dans les plans de réponse de l’État face au Covid-19. Notre principale préoccupation reste leur survie économique. »

Cri d’alarme

Au Liban, c’est désormais près de la moitié de la population totale qui vit sous le seuil de pauvreté. Les espoirs de changement suscités par le soulèvement d’octobre dernier paraissent envolés. Et la terrible explosion qui a ébranlé la capitale le 4 août est venue achever une population déjà à bout de souffle. Ce ne sont plus seulement les 1,5 million de réfugiés palestiniens et syriens qui sont dans l’urgence, mais bien une large partie de la population.

« Malgré cette situation très difficile à l’échelle nationale, les Palestiniens comptent parmi les personnes les plus vulnérables, pour beaucoup de raisons. C’est pourquoi nous insistons pour qu’ils soient inclus dans les plans de réponse et de soutien apportés au Liban. L’explosion est lourde de conséquences pour eux », explique Huda Samra. Alors que toute l’attention est désormais focalisée sur les besoins immenses d’une population beyrouthine meurtrie, les Palestiniens du Liban ont peur d’être abandonnés.

L’Unrwa, elle, multiplie les levées de fonds afin de distribuer des devises dans les camps : « C’est la première réponse à apporter, la plus urgente. Même si, évidemment, ce n’est pas une solution pérenne : nous voulons aussi soutenir les projets dans le camp. Donner de l’argent ne résoudra rien sur le long terme. » La responsable de l’agence avance un manque de 330 millions de dollars pour finir l’année 2020 : « Et encore, c’est un chiffre qui a été calculé avant l’explosion ! Cela vous donne une idée de la situation aujourd’hui. Nous avons tiré le signal d’alarme. D’autant que, ces derniers jours, quatre Palestiniens sont morts à la suite de complications dues au coronavirus. »

Impasse politique

Sur le plan politique, les Palestiniens du Liban vivent également une année noire. Depuis l’annonce, en janvier, du mal nommé « deal du siècle » cher à Donald Trump – où le cas des réfugiés n’est même pas abordé –, ils sont allés de désillusion en désillusion. Dans ces circonstances, la manœuvre menée conjointement par les Émirats arabes unis et l’État d’Israël, annoncée le 13 août dernier (3), ressemble fort à un coup de poignard dans le dos des Palestiniens, au pire moment. À titre de protestation, les camps de réfugiés ont observé, le 14 août, une journée de grève. Le secrétaire général de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au Liban, Fathi Abou Ardat, a qualifié cette tentative de normalisation d’« agression sinistre contre le peuple palestinien », appelant les Émirats à revenir sur leur décision. « Nous sentons bien que la cause palestinienne n’est plus la priorité pour les États arabes, regrette Youssef Rabbeh. Nous n’avons rien à attendre de ces régimes, même si je crois toujours dans les peuples arabes. »

Alors qu’en Cisjordanie la gouvernance palestinienne cristallise la colère de nombreux Palestiniens, ceux du Liban ne sont pas moins véhéments : « L’Autorité palestinienne, pour moi, n’est plus représentative des Palestiniens. Avec elle, nous n’avons rien gagné, nous avons beaucoup perdu. Même la Cisjordanie, nous l’avons perdue. Ce n’est pas seulement une lutte contre l’occupation que nous devons mener, c’est également une lutte de classes contre ces personnes qui tirent des avantages personnels sur le dos de la Palestine. Tant qu’elles seront là, l’occupation continuera », poursuit Youssef Rabbeh.

Zeinab et lui, ainsi que les dizaines de milliers de jeunes Palestiniens des camps, ne perdent pas pour autant espoir. Ont-ils le choix ? Nés réfugiés – comme leurs parents – dans un pays peu désireux de les intégrer, ils ont une vie qui ressemble à une voie sans issue. À Saïda, le regard de Youssef Rabbeh se perd quelques instants : « Je rêve d’une Palestine ouverte à tous. Aux chrétiens, aux juifs, aux musulmans. Nous y retournerons, et personne ne pourra nous en empêcher. Génération après génération, nous continuerons le combat. Il est juste. »

(1) Sur les 470 000 réfugiés palestiniens enregistrés au Liban auprès de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (Unrwa), 45 % vivent répartis dans ces douze camps.

(2) En septembre 1982, des milices chrétiennes ont massacré des centaines, voire des milliers de Palestiniens dans les camps de Sabra et de Chatila, à Beyrouth, sans que l’armée israélienne, qui occupait la ville, intervienne.

(3) Le 13 août, les Émirats arabes unis et l’État d’Israël ont signé un accord de normalisation de leurs relations, censé suspendre les projets israéliens d’annexion en Cisjordanie.

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