Chez Amazon, des luttes bien ficelées

Des gilets jaunes aux commerçants, la résistance prend de l’ampleur et est de plus en plus relayée médiatiquement.

Victor Le Boisselier  • 16 septembre 2020 abonné·es
Chez Amazon, des luttes bien ficelées
© CHRISTOPH SCHMIDT/DPA

C’était le 8 août dernier à Ensisheim, en Alsace. Une vingtaine de militants d’Extinction Rebellion (XR) occupait le site du projet Eurovia 16. D’anciens champs de maïs sur lesquels Amazon doit installer un entrepôt de 190 000 mètres carrés. Un mois plus tard, de grosses mottes de terre jonchent encore le sol. Militant écologiste et cofondateur du collectif Urgence climatique des trois frontières, Stefan Suter raconte : « Les activistes les avaient posées là pour empêcher les policiers de venir les déloger. » Ils demandent à s’entretenir avec un élu, ce qui arrivera le soir même.

Ce projet, Stefan Suter y consacre « toutes [ses] journées ». Avec plusieurs associations, il tente d’informer les habitants sur les conséquences de l’implantation d’Amazon. Durant le confinement, avec un collègue, il synthétise les conséquences que pourrait avoir le projet, afin que ceux qui le veulent puissent exprimer leur opposition auprès de l’enquêteur public. Quelque 300 personnes le feront, mais la contestation sera balayée.

Le projet d’Ensisheim n’est pas la seule bataille de Stefan Suter contre Amazon. Ce jeudi 3 septembre, il retrouve les membres du Chaudron des alternatives, près de -Strasbourg. Créé fin 2019, ce collectif s’oppose aux projets écocides dans la région. Une quinzaine de membres sont réunis dans une boulangerie au rideau baissé. L’ordre du jour : les actions à Dambach-la-Ville, à quelques kilomètres de là, sur la route des vins d’Alsace. Là aussi, un entrepôt géant pourrait remplacer les champs de maïs. Les militants devraient, dans les prochaines semaines, rencontrer la députée européenne insoumise Leïla Chaibi et organiser un débat entre activistes et élus à Sciences Po Strasbourg.

« Le projet est encore suspendu à la décision de la communauté de communes, qui doit statuer dans les deux prochains mois », explique Pascal Lacombe, l’un des membres du Chaudron. « Nous essayons donc de peser sur la décision des élus. » Auparavant, le collectif avait organisé des actions de sensibilisation : tours d’un rond-point à vélo pour ralentir la circulation et alerter sur l’augmentation du trafic que causerait l’implantation, porte-à-porte et distribution de tracts aux habitants et aux élus locaux, promotion d’une « Alterzone », un projet en lieu et place du site Amazon, avec zone de maraîchage, recyclerie ou encore centre de recherche appliquée en permaculture.

Si la grogne contre la multinationale se répand en France, le phénomène est mondial. En début d’année, Jeff Bezos, PDG de la firme, s’est rendu en Inde, où l’appétit du groupe n’est pas caché. Dans 700 villes du pays, les commerçants se sont alors mobilisés pour scander : « Amazon, rentre chez toi ! » Aux États-Unis, plusieurs salariés – dont certains ont été licenciés – se lèvent contre les pratiques sociales et environnementales de l’entreprise. Un collectif nommé Amazon Employees For Climate Justice (1) a même vu le jour au printemps 2019.

Des colonnes de Télérama à RTL, le sujet trouve également de plus en plus d’écho médiatique depuis quelques mois. Porte-parole d’Attac et régulièrement interrogé sur le sujet, Raphaël Pradeau raconte : « Il y a un an, seul Reporterre (2) m’avait interviewé sur Amazon. Il y a eu un impact important au moment du Black Friday de 2019 (3). Depuis le printemps, il y a également une couverture importante des luttes locales. Aujourd’hui, même La Nouvelle République, quotidien régional dont le territoire n’est pas touché par le développement d’Amazon, m’a sollicité. » Certains ralliements ont également marqué un élargissement de la contestation. D’abord celui des gilets jaunes, qui ont effectué plus d’une vingtaine de blocages de sites. « Ils ont joué un rôle très important, commente Raphaël Pradeau. L’idée du moratoire, c’est eux. » L’autre ralliement de taille est celui des commerçants et de leur confédération, représentant un million de personnes. Un corps traditionnellement de droite, dont la tribune « Le commerce de proximité menacé par Amazon : quel commerce voulons-nous ? » a été publiée dans Libération en juin dernier.

Le sujet monte donc, soutenu de longue date par les organisations écologistes et anticonsuméristes nationales. Ces dernières accompagnent les luttes locales. « L’argument “je ne veux pas d’Amazon car cela va faire perdre de la valeur à mon terrain” ne pèse pas dans le débat, donc nous avons apporté des arguments plus globaux, explique le porte-parole d’Attac. L’un des enjeux des prochains mois est d’arriver à coordonner les luttes et qu’Amazon sache qu’il n’y a pas seulement quelques réfractaires. » Certains collectifs d’opposants discutent d’ailleurs déjà entre eux et se conseillent. Néanmoins, impossible de lier tous les dossiers devant la justice, en raison des spécificités de chacun d’entre eux, explique à Politis Corinne Lepage, avocate investie sur les dossiers de Fournès, dans le Gard, et d’Ensisheim.

Une timide réaction politique a eu lieu cet été. Dans le sillage de la proposition de la Convention citoyenne pour le climat portant sur les zones commerciales, la députée et ancienne ministre de l’Écologie Delphine Batho a déposé une proposition de loi instaurant un moratoire sur l’implantation d’entrepôts logistiques d’e-commerce. Si l’actuelle ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, avait soutenu un temps cette idée, son entrée au gouvernement semble avoir calmé ses ardeurs. « Mais rien qu’imposer ce débat, c’est une victoire », estime Raphaël Pradeau. Les mairies de Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis) et Mondeville (Calvados) ont refusé l’implantation du géant dans leur commune. Obtenir le soutien des élus concernés reste néanmoins compliqué. Vice-président de l’agglomération de Mulhouse et opposant au projet d’Ensisheim, Loïc Minery (EELV) explique : « Il y a plusieurs limites pour les élus, dont une faible connaissance du dossier. Ce sont des petites communes, alors ils ont souvent d’autres occupations, dans un contexte peu favorable aux collectivités. Le principal levier, c’est de demander au préfet d’intervenir et de ne pas délivrer l’autorisation environnementale. »

Si les militants espèrent profiter de la poussée verte dans les villes, c’est sur le terrain juridique que se joue pour l’instant la contestation. Un recours contre l’autorisation environnementale et le permis de construire sera déposé prochainement pour le projet d’Ensisheim. Le 24 juillet, les Amis de la Terre et France nature environnement ont attaqué le projet d’Amazon à Belfort, en raison des 13 hectares de zone humide sur le site et de la dizaine d’espèces protégées qui y vivent. À Lyon, une procédure en appel suit son cours. Tandis qu’à Fournès les opposants ont lancé un recours administratif fin août et ont déposé une plainte au pénal pour conflit d’intérêts.

(1) Employés d’Amazon pour la justice climatique.

(2) En juillet 2019, le média en ligne Reporterre a consacré une enquête en trois volets à Amazon.

(3) Événement commercial au cours duquel les prix sont cassés, quelques semaines avant les fêtes de Noël.

© Politis