Justice : Ces informations qui « remontent »

Pour la première fois, une question prioritaire de constitutionnalité a été plaidée le 25 septembre sur cette pratique. Un dossier ultrasensible.

Nadia Sweeny  • 30 septembre 2020 abonné·es
Justice : Ces informations qui « remontent »
© BERTRAND GUAY / AFP

Ce pourrait être une petite révolution. Vendredi 25 septembre, en pleine tempête sur l’indépendance de la justice, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur la pratique des remontées d’information a été plaidée devant la cour d’appel de Versailles. L’audience était à huis clos, sur décision de la cour : le sujet est « touchy ». Cette QPC intervient en marge de l’affaire Thierry Solère. Le député LREM (ex-LR) des Hauts-de-Seine, porte-parole de François Fillon pendant la campagne 2017, est mis en examen, notamment pour détournement de fonds publics et trafic d’influence dans une affaire de marchés publics.

Pendant l’enquête, en pleine élection présidentielle, l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas communique une de ces « remontées d’information » au premier concerné : Thierry Solère. En septembre 2019, l’ancien ministre est condamné par la Cour de justice de la République pour « violation du secret professionnel ». Aujourd’hui, les avocats d’un mis en cause veulent connaître le contenu des six notes officielles envoyées par le parquet de Versailles au ministère. « On n’a accès à rien, s’agace une avocate. On veut savoir si les informations transmises ont donné lieu à instrumentalisation. » Une demande formulée au juge Tournaire est refusée : pour lui, les informations révélées au cours du procès Urvoas sont suffisantes, soit le contenu d’une seule note. Me Canu-Bernard dépose alors une QPC : les remontées d’information « constituent une entrave à l’indépendance de la justice et à l’égalité de traitement des citoyens devant la loi », plaide un des conseils.

Appelées « fiches d’action publique », ces remontées se font sur demande du ministère ou de manière spontanée. Parfois même par téléphone… En 2013, une annexe de circulaire a encadré cette pratique en interdisant la transmission d’éléments de procédure, d’agendas d’actions. La Chancellerie n’a pas non plus le droit de donner des instructions aux parquets sur ces dossiers individuels. En revanche, les critères qui génèrent les remontées restent vagues. Elles incluent notamment tous les dossiers susceptibles d’être médiatisés – soit tous ceux qui concernent des personnages publics. Pour le Conseil supérieur de la magistrature, ces critères ne permettent pas « d’identifier clairement les raisons pour lesquelles l’affaire mérite d’être signalée ». Il appelle à légiférer sur la question.

De son côté, le Groupe d’États contre la corruption du Conseil de l’Europe (Greco) exige aussi de la France « des garanties supplémentaires » sur ces remontées, d’ici le 30 juin 2021 (1). Au ministère, pas d’affolement. La circulaire de politique pénale publiée à chaque nomination d’un garde des Sceaux devrait arriver dans les prochaines semaines et préciser les critères du ministre – chacun peut ainsi préciser ses priorités en la matière. L’ex-avocat n’a aucunement l’intention de faire sauter cette pratique.

Cela dit, la Chancellerie a tout de même dû s’engager à interdire les remontées concernant les anciens dossiers d’Éric Dupond-Moretti. « Le nécessaire a été fait auprès de la direction des affaires criminelles et des grâces », indique brièvement le ministère à Politis. Juré promis : le haut fonctionnaire nommé sur demande du ministre ne transmettra pas l’information au ministre… Circulez, y a rien à voir.

Pourtant, pendant tout l’été, les magistrats n’ont cessé d’alerter sur l’urgence : la conférence des premiers présidents de cour d’appel a même proposé l’interdiction pure et simple de cette pratique ! Dans ce contexte, la QPC arrive à point nommé. « Vous imaginez un magistrat refuser de transmettre alors que l’ensemble de sa profession demande à encadrer cette pratique ? »,questionne l’un des avocats. D’autant qu’elle n’a jamais été posée – critère légal fondamental pour arriver jusqu’au Conseil constitutionnel. La cour de Versailles rendra son verdict le 16 octobre. Et si cette pratique se trouvait jugée inconstitutionnelle – ne serait-ce que partiellement –, l’impact serait phénoménal. Non seulement les dossiers médiatiques en cours pourraient être entachés de nullité, mais cela remettrait en question les pratiques similaires quotidiennes au sein du ministère de l’Intérieur…

(1) Rapport de janvier 2020.

Société Police / Justice
Temps de lecture : 4 minutes

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