Depuis 2018, on « revient à l’école de l’ordre, plus verticale »

Pierre Kahn, professeur des universités à Caen et acteur des programmes d’enseignement moral et civique (EMC) de 2015, acte de l’impuissance des enseignants face aux fanatiques. Il critique également les changements opérés sur ces programmes depuis l’arrivée de Jean-Michel Blanquer qui entérinent la méfiance de l’école vis-à-vis des élèves.

Nadia Sweeny  • 22 octobre 2020
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Depuis 2018, on « revient à l’école de l’ordre, plus verticale »
© Photo : Nicholas Orchard / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Les enseignants sont aujourd’hui considérés comme des « héros de la République » investis d’une tâche insurmontable : être un rempart contre le radicalisme. Qu’est-ce que vous en pensez ?

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Pierre Kahn : C’est une illusion. Aucun enseignement ne réglera ce problème. Les valeurs de la République, quelle que soit la manière dont vous les enseignez, ne seront pas un rempart suffisant contre le fanatisme qui prend racine dans des sphères idéologiques profondes et comporte une dimension géopolitique importante. Si un fanatique décide de décapiter un enseignant, vous pouvez adapter les programmes tant que vous voulez, renforcez autant que vous voudrez la transmission des valeurs de la République, ça ne changera rien. L’école est victime dans cette histoire-là et elle n’est que victime : elle n’est coupable d’aucun manquement à sa mission. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il ne faut pas transmettre ces valeurs. Il est nécessaire de les transmettre. Mais si cet enseignement est nécessaire, c’est parce que les enfants qui le reçoivent sont de futurs citoyens, et non parce qu’il existe au sein de la société française des idéologies mortifères. Même si celles-ci n’existaient pas, il serait tout aussi nécessaire.

L’attentat aurait été provoqué par la mobilisation de la famille d’une élève contre une méthode d’enseignement – montrer les caricatures de Mahomet parues dans Charlie Hebdo pour parler de la liberté d’expression – pendant un cours d’Enseignement moral et civique, dont vous avez été l’architecte. Comment les enseignants peuvent-ils gérer les contestations familiales ?

Il y a toujours des familles qui sont dans des attitudes de très profonde méfiance. Pour des raisons culturelles ou religieuses parfois, mais aussi parce que certaines n’ont plus du tout confiance dans l’institution scolaire elle-même. Les contestations familiales débordent très largement la question religieuse et ne sont pas du tout le fait uniquement de familles musulmanes. Il est en outre problématique de comprendre systématiquement les contestations religieuses comme un premier pas vers le terrorisme. Elles posent problème en elles-mêmes, même lorsqu’elles restent dans les limites de la protestation verbale. Il n’est pas nécessaire de réduire certains comportements au djihad pour les trouver inacceptables, et y faire face est une responsabilité éducative, qui incombe donc à l’institution scolaire avant d’être judiciarisée.

Il me semble que l’une des pistes possibles, pour apaiser les choses, serait de faire voir à ces familles ce qui est fait, de façon à lever des inquiétudes qui ne sont pas toujours mal intentionnées et qui naissent souvent de préjugés. Je ne parle évidemment pas des gens radicalisés parce que face à la radicalisation installée, je ne vois pas ce que l’enseignement peut faire. Je parle des familles qui ne refusent pas la discussion.

Vous auriez un exemple ?

Je suis président de l’association Enquête qui a travaillé dans une classe de primaire, il y a deux ans à Trappes, une commune des Yvelines connue pour son fort pourcentage de radicalisation et de jeunes partis en Syrie. Dans ce contexte particulier, où vivent de nombreuses familles musulmanes, on a travaillé avec une école sur l’enseignement laïque du fait religieux. Au début, il y a eu un refus très fort des familles. L’association a donc été, avec l’école qui l’avait accueillie, à leur rencontre pour leur expliquer ce qu’on allait faire et les inviter à participer. Les parents d’élèves pensaient qu’il allait y avoir des choses horribles dites sur la religion au nom de la laïcité, et ce qu’ils ont entendu a levé bien des inquiétudes. Le résultat a même été spectaculaire : ça a complètement désamorcé la situation. Depuis ce jour-là, quand l’enseignante qui a travaillé avec nous aborde cette problématique avec les classes, cela ne pose plus de problème particulier.

Évidemment, ces actions supposent de prendre acte de ce que sont les familles et de leurs blocages, y compris religieux. Mais c’est aussi faire le pari de leur honnêteté et du bien qu’elles veulent pour leurs enfants.

Le contexte de durcissement de l’interprétation de la laïcité n’alimente-t-il pas la méfiance et la peur des familles ?

Si on présente la laïcité comme une conception du monde opposable à d’autres conceptions du monde, on entre dans une guerre des dieux interminable dont on ne sortira pas. Cela ne pourra que favoriser une opposition d’ordre idéologique au principe de laïcité. Il serait beaucoup plus conforme à l’esprit démocratique d’admettre que la laïcité est l’objet d’un conflit des interprétations . Les interprétations différentes dont elle est l’objet pourraient être l’occasion d’un débat public, dans lequel seraient échangés des arguments plutôt que des anathèmes (le ridicule et inquiétant « islamo-gauchiste » étant le dernier en date). Force est de constater que ce n’est pas le cas. Je trouve à cet égard consternant que ni Jean-Louis Bianco (président de l’Observatoire de la laïcité) ni Nicolas Cadène (secrétaire général), gravement mis en cause après l’attentat de Conflans, n’aient été invités sur les plateaux de télévision pour expliquer la façon dont ils conçoivent leur travail au sein de cet organisme. Mais le débat recouvre aussi La laïcité est l’objet d’un conflit des interprétations Mais il y a aussi des oppositions pédagogiques.

C’est-à-dire ?

Les programmes de 2015 proposaient d’enseigner en impliquant les élèves dans leur enseignement, tout en leur transmettant un savoir. Cela nécessite une certaine bienveillance et elle n’est pas toujours mise en avant par le ministère ni à l’œuvre dans les établissements scolaires vis-à-vis des élèves, de leurs erreurs voire de leurs bêtises… La bienveillance n’exclut pas, bien entendu, la fermeté. Elle n’exclut pas que l’école soit amenée à prendre des sanctions contre les manquements (de tous ordres) des élèves. Elle suppose simplement que si sanctions il y a, elles doivent être accompagnées d’une réflexion sur la manière de les rendre éducatives. C’est une affaire de climat général. Le programme d’enseignement moral et civique de 2015, auquel j’ai participé, n’a de sens que dans ce type d’école-là.

Ces programmes d‘EMC ont beaucoup changé en 2018 : comment ont-ils évolué ?

Les programmes de 2018 n’ont pas été présentés comme un changement mais comme une clarification. Cependant, cette nuance est purement rhétorique car la différence est en réalité assez nette. De fait, les programmes de 2018 sont revenus à une conception plus traditionnelle de l’enseignement moral et civique. Alors que le programme de 2015 était plus ambitieux dans ses finalités : que veut dire l’enseignement moral et civique dans une société démocratique, pluraliste, dans laquelle on doit débattre d’opinions contradictoires qu’on doit pouvoir mettre en discussion, etc. Il était aussi plus ambitieux sur le plan des méthodes : pédagogie active, débat réglé, discussions à visée philosophiques, jeux de rôles, etc.

Le programme de 2018 insiste quant à lui beaucoup sur la notion de respect dû aux professeurs, aux adultes, sur les normes comportementales auxquels les élèves doivent s’astreindre… Quant aux dispositifs pédagogiques explicitement recommandés dans le programme de 2015, ils ont quasiment disparu. De mon de point de vue, c’est un recul.

On glisse vers l’enseignement de ce qui est « bien » ****et de ce qui est « mal », ****avec le risque que la morale devienne moralisatrice ?

Un peu. En 2015, on a été très soucieux d’éviter cet écueil : la « morale » dans l’enseignement ne devait pas aboutir à un programmemoralisateur, ni proposer ce que le philosophe John Rawls appelle une « conception du bien » en principe opposable à d’autres. Or, ça l’est davantage devenu en 2018. Il me semble en outre que que s’exprime davantage, dans le programme de 2018, une méfiance vis-à-vis des élèves, d’où l’importance très excessive à mes yeux, de la référence au respect. Les occurrences du mot respect dans le programme sont tellement nombreuses qu’on a le sentiment d’une crainte qui donne à ce programme une coloration corrective, comme si « éduquer » signifiait d’abord « corriger » : corriger une tendance naturelle, de la part des jeunes, à l’irrespect. Le programme de 2015, faisait davantage confiance dans les élèves. Il partait de la présupposition selon laquelle si on leur proposait quelque chose d’intéressant, ils allaient y adhérer.

Au fond ces deux programmes traduisent des visions différentes de l’école. Celui de 2018 entend revenir à une école dans laquelle la préoccupation de l’ordre est importante, une éole plus « verticale » en quelque sorte, et aussi et davantage attachée à l’idée de disciplines scolaires distinctes les unes des autres.

Le changement de ministre a changé l’école ?

Entre 2015 et 2018, il y a eu un changement de philosophie générale du Conseil supérieur des programmes. Le CSP de 2013 avait pour objectif de définir un socle commun, en s’efforçant d’en faire un « curriculum », c’est-à-dire un ensemble cohérent au sein duquel les disciplines n’étaient pas définies pour elles-mêmes, indépendamment les unes des autres, mais en fonction de l’ensemble dans lequel elles devaient s’intégrer. Le programme d’EMC s’inscrivait dans cette philosophie. La partie 3 du socle – la formation de l’homme et du citoyen » – reprend d’ailleurs l’essentiel du programme d’EMC.

Jean-Michel Blanquer ne me semble pas du tout sur ces positions-là. La nouvelle présidente du Conseil supérieur des programmes et son nouveau vice-président ont aussi une approche beaucoup plus traditionnelle. De sorte que l’EMC a été redéfini a minima, et sans que soit conservée l’idée, pourtant directrice, qu’il était conçu comme pouvant s’intégrer, au moins jusqu’au collège inclus, dans un curriculum

Avec ce glissement, la thèse de Ruwen Ogien, qui avait beaucoup critiqué la « morale laïque » dans laquelle il voyait « une guerre faite aux pauvres », devient-elle plus crédible ?

La thèse de Ruwen Ogien est celle de ce qu’il appelle le « minimalisme moral ». Dans le domaine de l’éducation, ce minimalisme moral n’est pas tenable car, qu’il y ait ou non de l’enseignement moral et civique, il est impossible, me semble-t-il, de ne pas avoir une attitude normative dans une école. Une telle attitude est consubstantielle à l’idée même d’éducation : quand on attend des élèves qu’ils fassent des efforts, qu’ils ne soient pas en retard, qu’ils fassent soigneusement leur travail, on formule des attentes qui relèvent de l’apprentissage de normes sociales et comportementales. Mais si la thèse d’Ogien ne peut pas être un argument valable contre l’existence d’un enseignement moral et civique à l’école, elle permet néanmoins d’indiquer les limites qu’il ne serait pas souhaitable que cet enseignement franchît. Elle peut être utile au titre de principe régulateur d’un enseignement qui ne gagnerait rien à devenir trop moralisateur. Elle peut en somme faire office de garde-fou contre une « panique morale » (l’expression est de Ogien lui-même) contre laquelle l’EMC n’est pas a priori immunisé et qui pourrait trouver dans les tragiques événements de ces derniers jours matière à s’alimenter

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