L’Angleterre aussi a ses démons

Paul Gilroy analyse les traces profondes du passé colonial et raciste anglais sur la société multiculturelle outre-Manche. Une situation qui n’est pas sans rappeler celle de la France.

Olivier Doubre  • 14 octobre 2020 abonné·es
L’Angleterre aussi a ses démons
À Bristol, une statue de la militante noire Jen Reid a remplacé pour quelques jours celle du négrier Edward Colston.
© Matthew Horwood / Getty Images via AFP

Lire cette Mélancolie postcoloniale de l’auteur britannique Paul Gilroy provoque chez le lecteur français une étrange sensation de déjà-vu : « La pathologie néo-impérialiste des politiques migratoires », les « débats sur l’immigration », « le postcolonialisme et les questions raciales », la « société multiculturelle » outre-Manche… Le sociologue présente les discours actuels de peur et de haine au Royaume-Uni autour de la « présence dérangeante » des Noirs et des migrants postcoloniaux. Des discours répétés à l’envi de l’extrême droite jusqu’à une certaine « gauche démocrate ». Le lecteur français retrouve là toutes les approches discriminatoires héritées du passé colonial et fondées (souvent sans le dire explicitement) sur le concept de race, que l’on ne connaît que trop chez nous.

C’est tout l’apport de ce livre que de montrer les similitudes des conceptions postcoloniales dans ce pays (qui fut l’autre grand empire colonial) et dans le nôtre, les deux États demeurant travaillés par cette grandeur passée – et perdue – fondée sur l’oppression raciste (et économique). Les traces en sont profondes et l’on retrouve outre-Manche nombre des automatismes et des préjugés à l’œuvre dans l’Hexagone à l’encontre de toute une partie de la population, qui, si elle a une autre couleur de peau ou provient de contrées lointaines tout en étant présente en Europe depuis plusieurs générations, n’a pourtant « pas d’autre “chez nous” »

Proche et héritier du fondateur des cultural studies Stuart Hall, Paul Gilroy, très connu pour son grand livre L’Atlantique noir (1993, traduit en français en 2010 par les éditions Amsterdam), poursuit son travail d’analyse sur les conflits culturels (et raciaux) au sein de la société du Royaume-Uni. Plus largement, il pointe les « problèmes non résolus, laissés en suspens par des sociétés postimpériales qui ont largement refoulé l’exigence douloureuse mais nécessaire d’affronter leur passé et de prendre la mesure de toute une histoire de violence, de cruauté et d’horreur susceptible de mettre en danger la fragile image que la nation a d’elle-même ».

Dans cet essai datant de 2005, augmenté ici d’une passionnante préface inédite de l’auteur, celui-ci veut continuer de croire à la « défense peu orthodoxe de l’utopie de tolérance, de paix et de respect mutuel, qui a émergé au cours du XXe siècle ». Gilroy n’en souligne pas moins combien les conflits politiques au sein des sociétés multiculturelles prennent « un tout autre sens » si on les considère « dans le contexte de l’histoire impériale et coloniale ». Une histoire qu’il s’agit donc de fouiller et de comprendre. Sans refoulement ni dénégation de la place et de l’identité de ceux qui en sont les héritiers, du côté des victimes.

Mélancolie postcoloniale Paul Gilroy, traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, éditions B42, 208 pages, 23 euros.

Idées
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