Le crime et le rituel

Les généralisations sont le fléau qui nous guette dans cette histoire effroyable. Il ne s’agit plus ici de musulmans et d’islam, mais de nous-mêmes. De l’idée que l’on se fait de notre société.

Denis Sieffert  • 20 octobre 2020
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Le crime et le rituel
© Florent Vannier / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Souvenons-nous : nous en étions à ergoter sur l’usage du mot guerre dans la lutte contre un virus ; nous en étions à nous demander si l’on n’était pas, avec nos couvre-feu et nos fêtes interdites, en train de gâcher la jeunesse d’une génération. Bref, nous étions en train de perdre de vue le tragique de l’histoire. Il s’est rappelé violemment à nous le 16 octobre dernier à quelques encablures d’un collège de Conflans-Sainte-Honorine, ville paisible des bords de Seine, appréciée des mariniers. On parle rarement de massacre pour la mort d’un seul homme, mais cela s’impose à nous ici par l’acharnement de l’assassin sur sa victime. Le rituel est le même qu’à Raqqa, où la décapitation des « infidèles » fut, pendant quatre années, l’ordinaire d’une bande de fanatiques qui se juraient de conquérir le monde. L’enquête dira si nous avons affaire à un « attentat projeté », comme disent les spécialistes, ou s’il s’agit du geste d’un fou seulement inspiré par la nébuleuse jihadiste. Quoi qu’il en soit, de près ou de loin, c’est l’idéologie de Daech qui a tué Samuel Paty, ce prof d’histoire dont la sincérité et le dévouement étaient appréciés de la quasi-totalité de ses élèves et de ses collègues. Si le mot ne méritait pas plus de respect, on dirait que c’est aujourd’hui une « culture » qui continue de se répandre et de s’emparer d’esprits égarés, rares, mais manipulés, et assez nombreux pour causer dans notre société d’autres ravages. Le jeune tueur était tchétchène. Évitons les gloses scabreuses sur le sujet. Ces gens ne sont pas plus damnés que chacun de nous. Il est seulement vrai qu’ils ont subi tant de guerres monstrueuses que la violence et la mort ont perdu de leur sens pour les plus fragiles d’entre eux.

Les généralisations sont d’ailleurs le fléau qui nous guette dans cette histoire effroyable. Les durs de l’islamophobie sont sortis comme les diables de leur boîte, avec un discours que l’on sentait péniblement ravalé depuis trop d’années. Les Val, Valls, Konopnicki, Bruckner et consorts ont immédiatement recommandé de montrer dans toutes les classes la caricature de Mahomet nu, les couilles pendantes, le cul offert à la multitude, et couvert d’une étoile islamique. Vous avez dit liberté d’expression ? La laïcité de Jaurès et d’Aristide Briand en est-elle là ? Faut-il hisser la caricature en question au rang de symbole de notre République ? Et de test de l’état de nos libertés ? Il ne s’agit plus ici de musulmans et d’islam, mais de nous-mêmes. De l’idée que l’on se fait de notre société. Le pire, c’est que ces préconisations débordantes d’agressivité sont délivrées au cri de « non aux amalgames ». Or, l’amalgame est partout à fleur de discours. Une sorte de responsabilité collective des musulmans apparaît en filigrane. Le mauvais exemple vient du ministre de l’Intérieur lui-même lorsqu’il se dit prêt à interdire le Collectif contre l’islamophobie (CCIF), organisation qui comptabilise les actes islamophobes, et dont les travaux sont reconnus tout ce qu’il y a de plus officiellement. On peut toujours, par décret, décider que l’islamophobie n’existe plus, mais il n’y a rien de plus contre-productif que le déni. Surtout quand cette forme de discrimination se dévolppe sur fond de politique d’abandon social, prolongée et aggravée par l’actuel gouvernement.

On ne sait pas aujourd’hui ce qui s’est passé dans le cours de Samuel Paty. A-t-il montré la caricature ? A-t-il suggéré aux musulmans de sortir ou de détourner le regard ? C’est-à-dire de se faire connaître en tant que musulmans ? Ce qui renverrait plutôt à une pratique communautaire en vogue dans les universités américaines. On le sait d’autant moins que le seul « témoignage » est pour l’instant celui d’une élève qui, semble-t-il, était absente. Ce qui est sûr, c’est que ces débats n’ont pas lieu d’être dans les circonstances actuelles. Ils sont aujourd’hui rendus impossibles par l’horreur du crime qui nous impose respect et compassion.

Quant à la protestation du père de cette élève, elle pose un autre problème. Transformée en vidéo par un personnage éminemment suspect, puis diffusée sur les réseaux sociaux, elle avait toutes les chances de devenir un appel au meurtre, et de trouver tôt ou tard son bras armé. La tragédie en tout cas nous interroge encore une fois sur le rôle des réseaux sociaux et l’usage qu’il est permis d’en faire. Entre des mains criminelles ou irresponsables qui ciblent un personnage, le nomment, le localisent, ils sont une arme de deuxième catégorie. L’enquête établira le degré de responsabilité de tous ceux qui ont participé à ce qui est devenu un traquenard.

Ce n’est pas ici que l’on protestera contre la répression qui s’abattrait contre les lieux où circule effectivement une parole de haine, et des invitations plus ou moins directes à la violence. Mais notre crainte en pareille circonstance est toujours la même : que M. Darmanin et ses semblables « arrosent » large, frappant d’interdit tout ce qui peut être critique à l’encontre d’une doxa qui mérite elle-même examen. Pour l’heure, c’est le temps du deuil. Un homme est mort dans des conditions effroyables. Il est indispensable que notre société défende ses profs et ses principes. À condition que cela soit avec justesse et justice.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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