Les « indésirables » de Paris XIIe

Des mineurs racisés d’un quartier de la capitale assignent l’État en justice pour « harcèlement discriminatoire ». Les plaignants dénoncent un acharnement injustifié des forces de l’ordre.

Roni Gocer  • 7 octobre 2020 abonné·es
Les « indésirables » de Paris XIIe
La dalle Rozanoff, un quartier populaire de Paris, pas plus « difficile » que d’autres.
© LPLT/Wikimedia Commons

Ça commence par un contrôle. « Toujours par un contrôle. » Puis le tutoiement, et très vite les insultes et la violence. « Les enfants rapportent avoir reçu des coups, des gifles, du gaz lacrymogène, avoir subi des étranglements. […] Ils ont été traités de singes, de sale Libanais de merde, de babines de pneu », relate l’avocate Lucie Mariam. L’auditoire du tribunal de grande instance (TGI) reste stoïque. Trois autres avocats poursuivent, listant les faits de discriminations et de violences répétées entre 2013 et 2015, subis par les 17 requérants. Toutes ces violences ont été commises dans le cadre des « contrôles-évictions » d’une brigade de police du XIIe arrondissement de Paris, que les jeunes surnommaient les « tigres ». Ces contrôles abusifs visaient à leur faire quitter la voie publique. Au moment des faits, ils n’avaient qu’entre 13 et 17 ans et vivaient tous dans le quartier de la dalle Rozanoff. Tous sont d’origine nord-africaine ou subsaharienne, désignés comme « indésirables » dans les rapports de police.

« L’indésirable, c’est celui qui ne sied pas » « Ce qui est étonnant avec ce terme d’indésirable, c’est la façon dont il traverse l’histoire depuis un siècle et demi. » En tant qu’historien des polices, Emmanuel Blanchard est familier de la notion. Si le mot a surgi dans le dossier concernant les fichiers de la police du XIIe arrondissement de Paris, ses racines sont plus profondes : le chercheur fait remonter son usage à la fin du XIXe siècle. « L’indésirable a d’abord été le vagabond, le nomade ou le tsigane. Puis, à partir des années 1930, c’est l’étranger au sens large, souvent le réfugié juif à l’époque. Après la Seconde Guerre mondiale, il a été utilisé pour désigner les Français·es d’Algérie. Le terme apparaît partout dans les correspondances de police ou les procès-verbaux. » À l’époque de l’Algérie française, la catégorie « indésirable » répond à un dilemme pour la police, que résume le chercheur : « Comme ils étaient de nationalité française, on ne pouvait pas les désigner comme étrangers. Mais la police tenait à les distinguer comme racisés, implicitement. L’histoire du terme est indissociable de celle de l’immigration. » Aujourd’hui vide de toute substance juridique, la notion d’« indésirable » ne s’appuie pas sur des textes de loi, mais sur les perceptions racistes qu’elle recoupe. « Les choses n’ont pas beaucoup évolué : il s’agit toujours d’identifier les personnes qui ne sont pas voulues dans l’espace public. L’indésirable, c’est celui qui ne sied pas, qui ne correspond pas aux attentes de la population d’un lieu. La police considère que c’est de son devoir de le faire partir. » De l’espace public, du quartier, voire du pays, pour certains agents.
Pour les trois agents incriminés, la procédure au pénal est toujours en cours : un verdict de la cour d’appel est attendu pour le 23 octobre. Mais, ce mercredi 30 septembre, devant les magistrats du tribunal judiciaire de Paris, c’est l’État qui est assigné en justice. L’objectif pour les avocats : faire reconnaître la responsabilité de celui-ci dans l’instauration d’une discrimination systémique dans le secteur Rozanoff. « Dans ce bout du XIIe arrondissement, les policiers ont organisé la terreur. Pour parler de ces mineurs, ils usent d’un vocabulaire animalier, lance Me Slim Ben Achour. Singes, chiens, tous les mots qui peuvent les déshumaniser sont utilisés. » Au-delà des agents mis en cause, c’est aussi leur hiérarchie qui est incriminée. « Lorsque l’un des policiers moque “les singes” dans les commentaires d’une vidéo sur YouTube montrant des jeunes du quartier, sa supérieure ne lui fait qu’un rappel sur l’utilisation des réseaux sociaux », rapporte l’avocat.

Les formules et les injures illustrant le racisme des policiers se suivent au fil de l’audience, mais elles sont toujours restées orales, jamais consignées. À l’exception d’un terme : « indésirable ». Ce mot fourre-tout sert à nommer, dans les rapports, les personnes ciblées par les interpellations. « Cette notion d’indésirable est informatisée, elle était préenregistrée par l’administration », souligne Me Ben Achour. C’est en s’appuyant sur cette catégorie que les agents orientent les contrôles de prévention, créant un cadre de racisme systémique envers ceux qui troubleraient l’ordre public par leur seule présence.

« Aux yeux de l’état, On est les méchants »

Sami* est l’un des « indésirables » ayant porté plainte contre l’État. Au téléphone, il donne sans détour son sentiment sur l’issue du procès : « Quoi qu’il arrive, la police gagne toujours. Aux yeux de l’État, on est les méchants. » Il n’habite plus le quartier mais se souvient des dizaines d’interventions de police que ses amis et lui ont subies, juste parce qu’ils se trouvaient dehors. « Après le foot, ça nous arrivait de discuter sur les bancs près du parc. On ne faisait rien de plus. Pourtant, les “tigres” venaient nous faire partir. » À ces évictions s’ajoutaient les vérifications d’identité incessantes, lourdes d’insinuations. « Les mêmes policiers me demandaient régulièrement mes papiers, alors que je suis né dans le quartier et qu’ils me connaissent. »

Lors des fouilles au corps, les « indésirables » ont aussi droit à un traitement particulier, rappelle Me Félix de Belloy, avocat des plaignants. « Les policiers reconnaissent que les palpations se font souvent de manière virulente, toujours humiliantes, parfois perverses. » Lorsqu’ils effectuaient une fouille rectale, c’était à l’extérieur, en public, loin de la procédure habituelle qui impose que cela ait lieu au commissariat, dans une pièce close.

Autre moyen de dissuasion : les amendes arbitraires. À 135 euros le crachat, les prunes cumulées ont fini par coûter plusieurs milliers d’euros à Sami. À la barre, Me Ben Achour revient sur la fréquence et la sévérité de ces amendes : « Pour les tapages, par exemple, les mineurs n’ont pas le droit à un avertissement comme de coutume, l’amende tombe directement. » Clôturant les plaidoyers des requérants, l’avocat conclut : « Quand on rapporte tous les faits qu’ont subis ces enfants face à la police, il semble clair que nous ne vivons pas sur la même planète. » Le verdict sur la responsabilité de l’État sera prononcé le 28 octobre.

Espace public verrouillé

À moins de trente minutes en métro du tribunal, « l’autre planète ». Visuellement, la dalle Rozanoff impressionne moins que le style futuriste du TGI de Paris. À l’heure de la sortie des classes, le quartier s’anime, les élèves du primaire ou du secondaire ressortent à l’air libre. À un carrefour, des enfants pouffent de rire lorsqu’une cycliste imprudente se fait -allumer par des policiers. « Courez, madame ! » La plaisanterie n’est pas du goût d’un des agents, qui ne se prive pas de le dire, doigt en l’air et masque sous le menton.

Élève de seconde, Markos* se souvient d’une réprimande moins légère. « Au parc de la Baleine, pas loin, des policiers ont débarqué à cause d’une embrouille. Comme ils ne savaient pas qui a fait quoi, ils nous ont tous contrôlés. On m’a pris le bras et plaqué violemment à terre, j’ai eu un gros choc à la tête », raconte-t-il en levant sa casquette. À l’époque, il était en cinquième. « Lorsqu’ils ont vu qu’ils avaient stoppé trop de monde, ils ont laissé partir une grande partie d’entre nous. Ceux qu’ils ont gardés étaient tous noirs ou arabes. »

Le procès des « tigres », Markos n’en avait jamais entendu parler. Trop jeune à l’époque des faits, comme la plupart de ses amis. Mais Rayan*, un brin plus âgé, s’en souvient : « Bien sûr qu’on connaît, même si on était jeunes à l’époque. » Autour de lui, ses camarades acquiescent, évoquant les vidéos qui circulent sur les interpellations. « Moi aussi, j’y ai eu droit, reprend Rayan, quand j’avais 16 ans [en 2018]. On discutait dehors, comme maintenant, et ils ont débarqué. Je me suis pris une gifle, j’ai été collé au mur et fouillé. » Lorsqu’il évoque les amendes abusives, chacun·e a son histoire et en a au moins reçu une, pour crachat (quatre pour Rayan) ou tapage nocturne. « Chez moi, c’est petit, je dormais avec mes trois frères dans le salon. Alors j’allais dehors, explique Rayan. Mais quand on est dans le quartier, on nous fait partir, on ne veut pas nous voir, où qu’on aille. »

* Les noms ont été modifiés.

Voir « Violences policières ordinaires », sur Politis.fr