« Personne ne sort les fusils »,de Sandra Lucbert : Sabre au clair

Dans Personne ne sort les fusils, Sandra Lucbert revient sur le procès des dirigeants de France Télécom, qui s’est tenu au printemps 2019. Sous la forme d’un texte poético-pamphlétaire plus ou moins explosif.

Christophe Kantcheff  • 7 octobre 2020 abonné·es
« Personne ne sort les fusils »,de Sandra Lucbert : Sabre au clair
Le livre de Sandra Lucbert se situe aux confins de l’essai pamphlétaire et de la prose poétique.
© Bénédicte Roscot

Rappelons-nous ce chef-d’œuvre de cynisme : « Finalement, cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête. » Il fut prononcé par Didier Lombard lors du retentissant procès France Télécom-Orange pour harcèlement moral, qui s’est tenu au printemps 2019. Mise en exergue de Personne ne sort les fusils, cette citation indique le sujet du livre de Sandra Lucbert, auteure jusqu’ici de deux romans, Mobiles (Flammarion, 2013) et La Toile (Gallimard, 2017). C’est pourquoi l’effet de surprise est imparable. Les premières pages s’ouvrent bien sur une scène judiciaire, mais d’une tout autre nature, alors inédite et d’emblée historique – c’était en 1945 – et filmée par John Ford : le procès de Nuremberg. Puis l’auteure traque ce qui dans les propos de certain·es (un journaliste du Figaro, une procureure, François Ruffin…), dans ou hors les audiences France Télécom, renvoyait plus ou moins consciemment à ce qui fut le premier procès invoquant le crime contre l’humanité.

Commencer d’emblée sur une telle analogie est tout sauf anodin. D’autant que Sandra Lucbert le fait de manière spectaculaire, jouant, comme on l’a dit, sur l’effet de surprise. Voire de sidération. Aussi terribles qu’aient été entre 2006 et 2010 les méthodes de management de l’entreprise France Télécom (représentée au procès par sept prévenus, dont le PDG, Didier Lombard), ayant pour objectif l’éviction en trois ans de 22 000 salariés et étant responsable de 19 suicides, le texte de Sandra Lucbert se doit, dans la forme comme dans le fond, d’être à la hauteur de son audace ou, c’est selon, de sa provocation. Cette exigence, plus que jamais, engage sa responsabilité d’auteure.

Aux confins de plusieurs registres, entre essai pamphlétaire et prose poétique, mais assurément objet littéraire, Personne ne sort les fusils ne fait pas d’allusion au livre de Johann Chapoutot paru tout début 2020, Libres d’obéir (Gallimard). C’est dommage. L’historien y décrit comment un dignitaire nazi a transposé dans le monde économique de la République fédérale allemande les méthodes de management en vigueur dans l’administration du IIIe Reich. Or, contrairement aux idées reçues, celles-ci cherchaient l’assentiment et le bien-être des subalternes pour mieux souder contre l’ennemi, notamment communiste.

Sandra Lucbert montre à son tour combien les esprits et les corps sont pénétrés par les mécanismes (la « machine », qu’elle rapproche brillamment de celle de La Colonie pénitentiaire, la nouvelle de Kafka) de ce management délétère. Mais –différence non négligeable – cet assentiment est masochiste, occasionnant moult souffrances jusqu’à l’ultime violence retournée contre soi-même : le suicide.

Allons au cœur de Personne ne sort les fusils : la question de la langue. L’auteure distingue un idiome particulièrement prisé dans le monde de l’entreprise, fait d’acronymes, de vocables euphémisants et d’anglicismes barbares. En l’occurrence, ce sont les maléfiques plans Act ou NExT, organisant l’exclusion des employés, le mot « collaborateurs » préféré à celui de « salariés », et les termes « cashflow » ou « scalability », qui associent rentabilité et fluidité (ou liquidités et société liquide). Sandra Lucbert la nomme LCN (« Lingua Capitalismi Neoliberalis »), en référence explicite à la LTI (« Lingua Tertii Imperii »), ce langage des nazis que Victor Klemperer a mis au jour. « L’anglais managérial, lui aussi, produit un monde en même temps qu’il l’exprime. » Un monde qui coule de source. Naturalisé.

Cependant, l’auteure souligne ce qui sépare le procès de Nuremberg de celui de France Télécom. Les fondements sur lesquels la justice est rendue ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas, le « monde Alliés-Américain en juge un autre, qu’il a vaincu » et qui lui est totalement extérieur. Dans le second, « le monde jugé est le nôtre. Le monde qui juge est aussi le nôtre ». Le tribunal « parle la langue qu’il accuse ».

C’est pourquoi Sandra Lucbert revendique une extraterritorialité de la langue en se plaçant dans le camp de la littérature. C’est-à-dire là où le sens n’est pas univoque, où règnent « quantité d’états de langage ». Elle évoque la figure de Rabelais et sa notion de « paroles gelées », qu’elle reconnaît dans notre époque dans les « formules à tirets ». Comme celle-ci, justification répétée à l’envi : « parce-que-la-dette ». Ou celle-là : « le-cash-flow-il-faut ». Elle écrit aussi : « La littérature a horreur des tirets. Depuis des siècles, elle ridiculise les mondes sociaux qui se font passer pour Le-Monde-voulu-par-Dieu. »

Cette revendication du pouvoir subversif de la littérature, quand elle corrode les représentations admises et l’absurde « bon sens », est bienvenue. Si nul « ne sort les fusils », voilà une arme qui peut avoir son efficacité. Nathalie Quintane ou Christian Prigent, pour ne citer qu’eux, en ont apporté la preuve. Sandra Lucbert s’emploie à travailler la langue, à la distordre, à la faire résonner, mordante ou grinçante. Son approche, alors, est franchement poétique. Certaines pages emportent le morceau. Mais, référence à Rabelais oblige, il faudrait souvent plus de grotesque dans l’écriture, plus de folie et un peu moins de sérieux.

La rage, elle, est permanente. Une révolte à fleur de plume, n’hésitant pas à retrouver des accents de libelle à la manière des caricatures de Daumier, appelant à déchirer le tissu des leurres, à renverser le sentiment de peur. « Peut-être que ce genre de clou qui tient tout, il serait temps de l’arracher ? » L’appel à sortir les fusils est là. Mais, avec ce livre, Sandra Lucbert tire-t-elle vraiment à balles réelles ? Quoi qu’il en soit, il restera à dire ce qu’il faudra construire.

Personne ne sort les fusils, Sandra Lucbert, Seuil, « Fiction & Cie », 154 pages, 15 euros.

Littérature
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