Chasseur de bourreaux

Ancien directeur de la section de la gendarmerie chargée des crimes contre l’humanité, le colonel Éric Emeraux raconte des années d’enquêtes internationales et de lutte contre l’impunité.

Lena Bjurström (collectif Focus)  • 11 novembre 2020 abonné·es
Chasseur de bourreaux
© SIMON WOHLFAHRT/AFP

Mars 2019, paroisse de K., Rwanda. Désirée parle. Le regard vide, elle raconte ce jour d’avril 1994 où elle a tout perdu. Son mari et ses enfants, assassinés dans cette église lors du plus rapide génocide du XXe siècle ; la fosse commune où elle a été jetée, les corps à escalader pour survivre. Elle pense à Dieu, dit-elle : « Il devait cligner des yeux, il n’a donc pas pu voir… Il a cligné des yeux longtemps quand même… » Trois gendarmes français l’écoutent. Son témoignage est crucial, car il permettra d’arrêter en France un homme qui cache depuis des années son passé génocidaire et de le juger. Comme d’autres avant et après lui. Rwandais, Libériens, Serbes, Syriens

Dans La traque est mon métier, le colonel Éric Emeraux raconte en détail les enquêtes hors normes menées par l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH), qu’il dirigeait jusqu’en juin dernier. Héritier de la Section de recherche de Paris, qui traquait en son temps les criminels nazis, cet office recherche les bourreaux qui auraient pu trouver refuge en Europe. Avec une pédagogie certaine, le gendarme raconte la complexité d’enquêtes internationales menées à des milliers de kilomètres des crimes commis, la recherche de la preuve enfouie sous les années et la difficulté à témoigner de celles et ceux qui ont vécu l’indicible. Une traque qui ne peut se mener qu’à plusieurs, note-t-il, soulignant l’immense travail mené par la société civile.

Conscient de la complexité de son sujet, Éric Emeraux alterne explications juridiques et récits de filatures façon thriller, s’appuie sur les sciences sociales et emmène le lecteur de Paris à la Bosnie-Herzégovine, au Rwanda, au Liberia et enfin à la Syrie. Dans son livre tout est réel, rien n’est totalement exact. Noms changés, personnages composés d’un patchwork de cas : les affaires n’ont pas toutes été jugées et restent donc protégées par le secret de l’instruction. Qui veut jouer aux devinettes macabres scrutera les procès à venir. Mais le propos du gendarme n’est pas là. Car, si le contexte change d’une guerre à l’autre, la mécanique des crimes de masse, semble-t-il, se répète. « On aurait pu croire que le XXe siècle, tirant les enseignements d’un siècle d’atrocités, porterait un véritable projet de justice universelle, écrit-il. Pourtant il n’en est rien. En ce début de XXIe siècle, il flotte toujours dans l’air un parfum de génocide. »

Sans justice, la mémoire est courte. Cet ouvrage est avant tout un appel à ne pas cesser de lutter contre l’impunité, « même si [cela] heurte la conscience et la vision étriquée des comptables qui gèrent les budgets et les moyens humains, même si l’imprescriptibilité se trouve anachronique dans un monde où l’immédiateté domine ». Hora fugit, stat jus, dit la devise de l’OCLCH. Le temps passe, la justice demeure.

La traque est mon métier, Éric Emeraux, Plon, 336 pages, 21 euros.

Idées
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