L’école sévère avec Blanquer

De la maternelle au lycée, les profs dénoncent le mépris du ministre, des consignes peu claires et un manque de moyens.

Jules Peyron  • 4 novembre 2020 abonné·es
L’école sévère avec Blanquer
Pourquoi ne pas prévoir le non-brassage des groupes d’élèvesu2009? demandent les syndicats.
© Quentin De Groeve/AFP

Le lundi 2 novembre, l’heure de la rentrée a sonné pour les élèves de la maternelle jusqu’au lycée, non concernés par le nouveau confinement entré en vigueur quatre jours plus tôt. Une façon d’éviter de revenir à un système de cours à distance, qui avait été particulièrement chaotique au printemps. Néanmoins, regain épidémique oblige, cette nouvelle séquence de l’année scolaire s’accompagne d’un « protocole sanitaire renforcé » édicté par le ministère de l’Éducation nationale trois jours avant. Il vient consolider le précédent, qui avait été réduit à peau de chagrin au fil des semaines. Au point que le port du masque obligatoire pour les adultes et les enfants à partir de 11 ans constituait l’une des seules nouveautés de la rentrée 2020. Seulement voilà, deux mois plus tard, l’épidémie est en pleine explosion et les inquiétudes grandissent.

Le nouveau protocole introduit donc de nouvelles restrictions, parmi lesquelles le port du masque dès 6 ans et une limitation du brassage des élèves. Pas de quoi rassurer des profs excédé·es par la gestion de crise du gouvernement. « Le nouveau protocole annonce des mesures qui auraient dû être mises en place dès la rentrée », remarque Marie Dagnaud, secrétaire générale de la CGT Éduc’action du Finistère. Et le texte évite soigneusement de répondre à l’une des revendications premières des syndicats : le recrutement de personnels pour faire face à la crise. « Le gouvernement souhaite la limitation du brassage des élèves. Pour cela, il faut nous donner des moyens humains, donc recruter », constate un professeur de maths et physique de Nancy (Meurthe-et-Moselle). D’autant plus que l’aggravation de la pandémie en France risque de ne pas épargner le corps enseignant, comme le fait remarquer Kévin Dupleix, cosecrétaire départemental du SNUipp-FSU dans le Cher : « Avec la circulation active du virus, est-ce qu’on ne va pas manquer de personnels en face des élèves ? »

Pour cet enseignant en collège, le nouveau protocole n’a rien de « renforcé », notamment parce qu’il s’inscrit dans la continuité du « si possible » gouvernemental. Le « si possible », ou cet « en même temps » qui avait conduit le ministre Jean-Michel Blanquer à faire en juin dernier une déclaration qui restera dans les annales : « On essaye de faire respecter un mètre [de distance entre les élèves]_. Mais dans certaines classes, lorsque nous recevrons tous les élèves, parfois on sera obligé d’avoir un peu moins d’un mètre, donc c’est possible d’avoir un peu moins d’un mètre. »_

Entre colère et lassitude

En fin de compte, depuis le déconfinement du 11 mai et la réouverture progressive des établissements scolaires, chaque équipe pédagogique adapte les consignes gouvernementales selon les moyens à sa disposition. Ce qui donne lieu à des situations comme celle de cette enseignante de CP drômoise : « En ce qui concerne la distanciation, je ne peux pas déplacer les bureaux de ma salle parce qu’ils sont fixés au sol. Donc mes élèves sont au coude-à-coude. »

Pour éviter cette trop grande proximité, qui s’observe en classe mais aussi, et de manière peut-être encore plus fragrante, à la cantine, les syndicats exigent depuis des mois que des consignes claires soient données.  « Pourquoi, en particulier, ne pas prévoir le non-brassage des groupes d’élèves, dont on sait pourtant qu’il peut permettre d’éviter d’avoir à fermer toute une école ou un établissement ? » interrogeait un communiqué de la FSU dès le 21 août. Afin de pouvoir l’appliquer, nombre d’enseignant·es suggèrent de mettre en place un système de demi-groupes. Pendant qu’une moitié de classe suit le cours en présentiel, l’autre moitié est« gardée »par du personnel municipal ou travaille à distance, et les groupes alternent d’une semaine à l’autre. Une proposition aujourd’hui défendue par les syndicats, mais qui avait été préconisée dès l’été par le ministère lui-même !

En effet, le 17 juillet, un « plan de continuité pédagogique » prévoyait différentes hypothèses en cas d’augmentation de la circulation du virus. Le texte indiquait que la situation ne permettrait pas l’accueil de l’ensemble d’une classe, exigeant cependant que tous les élèves bénéficient chaque semaine de cours en présentiel. Près de trois mois plus tard, alors que le gouvernement reconnaît dans son nouveau protocole sanitaire la nécessité de limiter le brassage des élèves, plus aucune trace d’un quelconque allégement des effectifs.

« Je ne veux pas jeter la pierre au gouvernement, parce que la situation est inédite », lance une jeune professeure des écoles à Valence (Drôme). Force est de constater que la communication gouvernementale compte sur cette indulgence. « Avons-nous tout bien fait ? Non, et je l’ai dit il y a quinze jours, on peut toujours s’améliorer, déclarait Emmanuel Macron lors de son allocution du 28 octobre_. Mais nous avons fait tout notre possible et je crois profondément que notre stratégie était, compte tenu des informations qui étaient les nôtres, la bonne. »_ Difficile pourtant de faire avaler aux profs que les pouvoirs publics ont fait de leur mieux depuis le printemps. Mesures contradictoires, imprécisions, absence de moyens supplémentaires ou de recrutements… le tout enrobé dans une communication qui ulcère les personnels. « La communication du gouvernement se fait en direction des médias, alors que c’est nous qui sommes envoyé·es au front », s’indigne une professeure de lycée. « On apprend tout à travers les journaux, la radio ou la télé, c’est inadmissible ! » appuie une collègue de primaire.

En s’exprimant ainsi dans les médias, Jean-Michel Blanquer fait le choix de s’adresser aux parents et prononce donc logiquement un discours qui se veut rassurant. Forcément, il se trouve à mille lieues de la réalité, ce qui exaspère encore davantage les agent·es sur le terrain. Parmi ses nombreuses apparitions médiatiques, le ministre s’affichait en une du Journal du dimanche le 29 août, clamant « Nous sommes préparés à tout ». « J’étais partagée entre colère et lassitude, rien n’était prêt », se rappelle une professeure de maternelle des Yvelines. « Nous sommes gouvernés par le mépris », tranche-t-elle. Ce terme, le « mépris », revient dans presque tous les témoignages d’enseignant·es épuisé·es de devoir s’adapter aux annonces de dernière minute tout en assurant le lien avec des parents qui « pensent logiquement qu’on en sait plus qu’eux alors qu’on apprend tout en même temps ».

La semaine dernière, un exemple est venu illustrer de façon éclatante ce sentiment de mépris et d’impréparation vécu par les professeur·es. Après l’assassinat de Samuel Paty, à la veille des vacances de la Toussaint, le gouvernement avait annoncé qu’un hommage lui serait rendu dans tous les établissements scolaires le jour de la rentrée (lire aussi page 17). Les modalités de cet hommage ont ensuite été divulguées au cours des vacances. L’accueil des élèves se ferait exceptionnellement à 10 heures, afin de laisser le temps aux équipes pédagogiques de se préparer. En milieu de semaine dernière, les directeur·trices envoient donc un e-mail aux parents, afin de les prévenir de cet accueil différé. Le vendredi soir, à peine plus de 48 heures avant le retour en classe, ils apprennent par voie de presse que la rentrée se fera finalement dans les conditions habituelles, à 8 h 30. Une nouvelle salve d’e-mails est envoyée aux parents, alors qu’une institutrice résume la situation à sa façon : « L’institution nous fait passer pour des cons. »

Charge mentale

Car derrière les choix d’en haut, transmis à la dernière minute, souvent déconnectés des réalités du terrain, les personnels essuient les plâtres. « L’ambiance est très anxiogène, très stressante », déplore une directrice d’école primaire de la Corrèze. Pas inquiète pour sa santé parce qu’elle n’a pas le temps d’y penser : « Entre le virus et la charge mentale, il faut choisir. » Les directeur·trices et les chef·fes d’établissement sont débordé·es, et ce ne sont pas les nouvelles mesures gouvernementales qui viendront les décharger. Ils doivent désormais appliquer le cachet de leur établissement sur chaque justificatif de déplacement scolaire dont devront se munir les élèves ou leurs parents sur le chemin de l’école.

« Il va falloir tenir jusqu’à Noël ? » soupire Marie Dagnaud depuis Brest. La secrétaire générale de la CGT Éduc’action 29 évoque « les collègues qui n’y arrivent plus ». « Ils sont au bout du rouleau », confirme Kévin Dupleix depuis le Cher. La fatigue s’accentue et les nécessaires mesures sanitaires viennent enfoncer le clou. Le port du masque est un calvaire pour beaucoup. Un professeur de Nancy explique qu’il a dû sortir plusieurs fois dans le couloir au milieu de ses cours pour le retirer et reprendre son souffle. Il faut élever la voix, alors les maux de tête sont plus fréquents. Sans parler de « l’obstacle à l’apprentissage » que ce bout de tissu peut constituer, alerte une professeure de maternelle : « En phonologie [étude des systèmes de sons]_, les enfants ont beaucoup de mal à comprendre les sons qu’on prononce. Leur montrer notre bouche est essentiel. »_

Appel à la grève

En dépit de conditions de travail largement dégradées par la crise sanitaire et malgré la -deuxième vague, le maintien de l’ouverture des établissements scolaires semble faire l’unanimité dans le corps enseignant. Pour ne pas « perdre les élèves les plus fragiles », pour « garantir l’égalité des chances », parce que « le lien qu’on crée à l’école est essentiel »… Chacun·e souhaite éviter à tout prix le retour à un enseignement à distance. Alors, pour cette rentrée de novembre, certain·es relativisent, comme ce professeur bientôt sexagénaire de Meurthe-et-Moselle qui se dit « content de retrouver [s]es élèves, mais pas le système ». Avant d’ajouter : « Heureusement qu’ils sont là, nos élèves. On est là pour eux, pas pour les politiques. »

Pour se faire entendre par les politiques, que reste-t-il ? Le ras-le-bol peut-il se transformer en contestation organisée collectivement ? Ils sont plusieurs à l’espérer à demi-mot. « On commence à sentir venir l’overdose », murmure-t-on à Brest. « On est des moutons, trop gentils, mais jusqu’à quand ? » s’interroge une enseignante à Valence. « Pour l’instant, on ne bronche pas », regrette une de ses collègues, qui lance, dépitée : « Le corps enseignant ne fait plus corps. » Pour la faire mentir, la FSU, la CGT Éduc’action, SUD Éducation, le Snalc et FO ont lancé un appel à la grève dans un communiqué commun. Les organisations syndicales demandent aux personnels de « faire valoir leurs droits et d’exiger collectivement le respect de leur santé et de leur sécurité ». Sur les plateaux de télé, on les traitera certainement encore de feignants bons qu’à faire la grève. Sur le terrain, on a l’habitude, et pas le temps de s’en émouvoir.

Société Santé
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