À Poitiers, le municipalisme en chantier

Élue en juin dernier sur la promesse d’une gouvernance plus démocratique de la cité, la liste Poitiers collectif permet à la ville aux cent clochers d’occuper une place singulière dans la nébuleuse des communes converties au « municipalisme ».

Roni Gocer  • 16 décembre 2020 abonné·es
À Poitiers, le municipalisme en chantier
Léonore Moncond’huy arrive à son premier conseil municipal post-élection, le 3 juillet 2020.
© GUILLAUME SOUVANT/AFP

L’image est classique dans l’iconographie de l’élection. Du haut du balcon massif de l’hôtel de ville de Poitiers – style Second Empire –, Léonore Moncond’huy salue la foule. Quelques heures plus tôt, c’était depuis un bistrot du centre qu’elle s’adressait aux soutiens de sa liste. Ce 28 juin 2020, elle remporte avec Poitiers collectif le second tour des élections municipales, avec 42,83 % des voix dans une triangulaire qui l’opposait au maire sortant Alain Claeys (PS, 35,6 %) et à Anthony Brottier (LREM, 21,56 %). Ni victoire personnelle ni victoire d’un parti : dès sa première prise de parole, la maire élue entend dépasser les poncifs du récit électoral. Au nom de « l’urgence démocratique » évoquée dans le programme, le collectif ambitionne de « réenchanter la démocratie locale ». Six mois plus tard, la réussite ou l’échec de cette nouvelle liste identifiée comme municipaliste sont scrutés bien au-delà des frontières du Poitou.

Direction horizontale

D’emblée, l’équipe de Poitiers collectif veut une direction horizontale pour sa campagne. Pendant deux ans, une organisation précise quadrille la confection du programme : les effectifs se divisent en quinze groupes de travail, dont émane par la suite un « collectif programmatique ». Puis, à mesure que s’approche la date du premier tour, se pose la question de l’attitude à adopter face aux partis. En interne, on débat, puis on tranche pour une inclusion. Plusieurs partis, comme le PCF ou EELV, se joignent à la liste. « On s’est fondus dans leur cadre, en gardant en parallèle notre fonctionnement interne, résume Yves Jamain, membre de la direction départementale du PCF. Au préalable, on a passé un accord politique avec eux, en décidant de régler en cours de mandature les divergences qui demeurent. »

En face, le maire sortant reste fidèle aux vieilles recettes. Déjà directeur de campagne en 1977 pour son mentor Jacques Santrot, Alain Claeys lui succède en 2008 pour deux mandats. « Il dirigeait à l’ancienne, de manière très centralisée, surtout depuis -l’affaiblissement du PS, juge Yves Jamain. Ça s’est beaucoup vu au fil de l’élection : c’était sa campagne, avec son équipe, autour de son image. »

En prenant en main la direction de la ville, Poitiers collectif et Léonore Moncond’huy, 30 ans, doivent effacer les pratiques d’une municipalité qui n’a connu que deux hommes à sa tête et un seul parti en quarante-trois ans. « On a hérité d’une administration très verticale, avec des services en silo qui n’ont pas eu l’habitude de fonctionner ensemble », explique la première adjointe en charge de la démocratie locale, Ombelyne Dagicour. « Notre but est de réussir à en faire une administration plus flexible, capable de s’adapter à un circuit de décision différent, ajoute-t-elle. Ça suppose un travail d’acculturation des agents, sur lequel on s’est engagés avec un nouveau directeur des services. »

Cette nouvelle « ingénierie » s’articulera autour d’une « assemblée citoyenne », encore en travaux. Composée d’un tiers d’élu·es tiré·es au sort par quartier, d’un tiers de personnes issues des organisations citoyennes existantes et d’un tiers de volontaires, cette assemblée permanente de 150 membres est vouée à partager le pouvoir de décision avec le conseil municipal. Des commissions ad hoc, nommées « action-projet », devront aussi voir le jour, mêlant élu·es municipaux et citoyen·nes non-élu·es pour codécider sur des thématiques précises. « À terme, on va réorganiser tout l’organigramme et créer un service de la démocratie citoyenne », assure l’élue. En parallèle, des outils de démocratie directe devraient être instaurés, comme la -possibilité d’ajouter une proposition à l’ordre du jour du conseil municipal à partir de 1 500 signatures (1) ; plus ambitieux, un référendum d’initiative locale pourrait être organisé avec l’appui de 5 000 signataires, dont l’issue ne serait pas simplement consultative mais contraignante.

En dépit de ces mesures, la maire reste la clé de voûte du système de décision. L’ambition affichée est de faire évoluer radicalement le « triptyque citoyen-élu-maire », pas de rompre avec le cadre de la démocratie représentative. Ainsi, le prochain budget de la ville (197 millions d’euros en 2019) sera bien voté au sein du conseil municipal, de manière classique. Dans le contexte de crise sanitaire dans lequel démarre la mandature, l’aboutissement des chantiers démocratiques est loin. À la gestion chronophage du Covid-19 s’ajoute la nécessité d’établir des instances en conformité avec le droit administratif. En 2018, le tribunal administratif de l’Isère avait ainsi retoqué un dispositif de votation citoyenne mis en place à Grenoble (similaire à celui que propose Poitiers collectif), estimant qu’il ne pouvait « passer outre les décisions relevant de la compétence exclusive du conseil municipal ». Une rigidité juridique dont a pleinement conscience Ombelyne Dagicour : « On sait bien qu’on va évoluer dans une zone grise au niveau légal : on est prêts à déborder, à jouer sur les marges d’interprétation. »

« De bric et de broc »

Si la refonte annoncée du système de démocratie locale est encore loin d’être concrétisée, Poitiers fait déjà du bruit au sein des courants municipalistes. « Par rapport à d’autres majorités élues sur le même discours de renforcement démocratique [comme à Bordeaux, Strasbourg ou Grenoble, NDLR]_, Poitiers collectif est la seule à avoir joué à fond le jeu de la liste participative,_ estime Guillaume Gourgues, maître de conférences en science politique à l’université Lumière-Lyon-II. La conséquence, c’est que les initiatives citoyennes n’émanent pas simplement du haut, d’un maire providentiel. »

Pour le chercheur, il est difficile de brandir le programme de la ville comme un étendard du municipalisme : « C’est tout sauf un mouvement politique unifié ; pour l’instant, c’est fait de bric et de broc. » Dans le cas de Poitiers, on s’approche davantage d’un « municipalisme qui prône le changement par la réforme », notamment par l’instauration de politiques participatives. «On est loin de l’approche radicale que défend le mouvement communaliste, c’est-à-dire dessaisir les élus municipaux d’un grand nombre de leurs compétences », précise-t-il.

En France, de telles initiatives n’ont pu émerger qu’à petite échelle, comme à Saillans en 2014 ou à Ménil-la-Horgne depuis 2020. Dans ce village de la Meuse de moins de 200 habitants, la liste élue s’est inspirée du fonctionnement démocratique en assemblée expérimenté dans la commune voisine de Commercy par une liste gilets jaunes. « Il est certain que les petites municipalités offrent un cadre plus adéquat pour des expérimentations de municipalisme libertaire, ou de communalisme », commente l’essayiste Floréal Romero. « Dans ce cadre rural, où le pouvoir reste essentiellement dans les mains du préfet et de l’État qu’il représente, la commune peut devenir un espace d’apprentissage de l’émancipation sociale et politique. »

L’expérience de liste municipaliste n’est pas dénuée de précédents. « Dès la fin du XIXe siècle, des survivants de la Commune de Paris essayent de mettre en place des formes de municipalisme, relate l’historienne Ludivine Bantigny. Ça a surtout pris dans des communes du Nord, comme à Tourcoing ou à Roubaix, ou les conseils municipaux se sont concertés avec les conseils ouvriers. »

De l’insurrection à la désillusion

La nouvelle majorité poitevine peut trouver d’autres sources d’inspiration en Europe. Certaines plus funestes que d’autres. À Maribor, ville de Slovénie de taille équivalente à Poitiers, l’arrivée au pouvoir en 2013 de l’indépendant Andrej Fištravec, venu du monde universitaire et soutenu par une liste « d’insurrection citoyenne », avait tourné au fiasco. Dans un premier temps, les « assemblées de quartier » et les « communautés locales autogérées » fleurissent dans la deuxième ville du pays. Mais, progressivement, l’insurrection tourne à la désillusion. Les nouvelles structures participatives sont marginalisées par la mairie, les critiques montent contre des décisions jugées arbitraires et une gestion erratique des services de la ville. Alors qu’il tente une réélection en 2018, Andrej Fištravec est éliminé dès le premier tour.

En Catalogne, en revanche, la candidate issue d’un mouvement citoyen Ada Colau a pu assurer sa réélection à la tête de Barcelone. Depuis son premier mandat en 2015, l’édile a fait de sa ville l’une des places fortes d’un municipalisme réformiste. Le chercheur Guillaume Gourgues reste toutefois dubitatif : « La dynamique de rupture engagée à Barcelone a fini par prendre un chemin très classique. Ça n’a pas transfiguré la répartition du pouvoir dans la ville. » Ada Colau a créé en 2017 le mouvement des « Villes sans peur », regroupant essentiellement des grandes métropoles européennes. Pour le prochain sommet du mouvement à Amsterdam, la ville de Poitiers y enverra sa délégation. Si elle n’adhère pas encore au mouvement, elle pourrait y trouver quelques idées.

(1) Poitiers comptait 43 705 inscrit·es sur les listes électorales en juin 2020.