Et si on écoutait les féministes ?

Pour déconstruire les rapports de pouvoir traditionnels, les mouvements de défense des droits des femmes auraient beaucoup à nous apprendre. Mais, prisonniers de leurs contradictions et sous-estimés par l’opinion publique, ils sont encore peu audibles.

Agathe Mercante  • 16 décembre 2020 abonné·es
Et si on écoutait les féministes ?
© Pierre Antoine Pluquet/AFP

n ne battra pas le patriarcat en utilisant les mêmes méthodes que lui. » La phrase est de Lucie, une militante d’Osez le féminisme !, et elle résume à elle seule la philosophie – parfois contradictoire – des mouvements féministes. En combattant le patriarcat, ils s’élèvent de facto contre toute forme de discrimination, d’oppression et d’exploitation. En demandant l’émancipation des femmes, c’est aussi l’émancipation de tou·tes que les militantes féministes défendent. Et en s’engageant contre l’exploitation des femmes, c’est contre l’exploitation de toute chose – planète Terre comprise – qu’elles s’insurgent. Pourtant, outre les bénéfices démocratiques évidents qui pourraient être tirés de ces revendications, les mouvements féministes sont à la peine pour proposer et, à plus forte raison, imposer leur idéal de gouvernance féministe.

La faute en est-elle à un corpus littéraire et philosophique encore trop peu étoffé ? Sur la question de la gouvernance et du pouvoir, la militante féministe Aurore -Koechlin, doctorante en sociologie et autrice de La Révolution féministe (1), concède qu’elle a été « relativement peu posée par le mouvement féministe ». Faute de temps, aussi. Accaparés par les luttes intersectionnelles, celles contre les violences, le racisme et les discriminations, les mouvements féministes en manquent pour se positionner sur la question. L’argent fait également défaut. « Ces associations sont souvent financées par l’État et déploient beaucoup d’énergie pour obtenir des subventions et assurer leur pérennité », rappelle Caroline De Haas, militante féministe.

Un pouvoir viriliste

Du MLF à la publication, en 2002, de Quel monde voulons-nous ? (2), de l’activiste américaine Starhawk, « sorcière néo-païenne » et cheffe de file de l’écoféminisme, qui plaide pour « tisser la toile du soulèvement global », les essais sur la question se multiplient. En France, les ouvrages des chercheuses Marie-Cécile Naves (3), Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel (4) et Aurore Koechlin explorent cette thématique. Ils commencent par un constat, froid, celui que le pouvoir, tel qu’il s’exerce, est éminemment viriliste. « Il signifie disposer d’une autorité politique, morale, susciter la crainte ou l’admiration. Il peut dès lors s’agir de se faire obéir, de soumettre autrui, d’imposer ses décisions par désir de puissance ou peur de perdre ses privilèges, par la force ou par le contournement des textes et des institutions, par l’étouffement ou la disqualification des corps intermédiaires, des médias ou de la science », détaille Marie-Cécile Naves. « Les valeurs qui sont défendues chez un bon dirigeant, c’est l’esprit de compétition, la loi du plus fort, l’individualisme », abonde Céline Piques, porte-parole d’Osez le féminisme !.

« Le mouvement féministe doit s’inspirer des élaborations extrêmement riches du mouvement ouvrier sur la question de la gouvernance », préconise Aurore Koechlin. Mais qui dit mouvement ouvrier dit aussi certaines de ses pratiques violentes et l’instauration systématique d’un rapport de force. Une philosophie à l’opposé de celle des mouvements féministes, qui défendent des valeurs généralement attribuées au genre féminin, comme le soin, l’écoute, la bienveillance… mais refusent le procès en essentialisme qui pourrait leur être fait. « Revaloriser les compétences construites socialement comme féminines ne signifie pas forcément tomber dans l’essentialisme, si on précise bien qu’il s’agit d’une construction sociale et non pas d’une nature innée », rappelle Aurore Koechlin, qui estime cette revalorisation « plus que jamais nécessaire, dans la mesure où tout ce qui est marqué du sceau du “féminin” est déprécié ». Selon elle, une gouvernance féministe serait « inédite » et « aurait pour objectif de mettre fin aux dominations sociales et donc, d’une certaine manière, à la notion même de gouvernement tel que nous l’entendons aujourd’hui, pour mettre en place une société où les décisions seraient véritablement prises par tou·tes ». Mais elle prévient : « Un gouvernement de ce type ne serait amené à avoir le pouvoir qu’en rompant avec le cadre capitaliste, car la domination de genre est au fondement même de l’organisation capitaliste. »

Marie-Cécile Naves défend, pour sa part, un débat démocratique où il n’est plus question « d’écraser » mais « d’échanger », une écoute renforcée des expert·es, la création d’espaces de parole, des programmes d’éducation populaire et un « universalisme inclusif ».

Évolution des pratiques

Voilà pour la théorie. Dans la pratique, les féministes s’appliquent-elles, au sein de leurs mouvements, ces préceptes ? Pas toujours, estime Aurore Koechlin. « Il me semble que la recherche incessante de la déconstruction et de la mise en place d’espaces “safe” s’est soldée par l’extrême inverse. Mais il ne s’agit pas ici de dire que la déconstruction, du langage notamment, ou la mise en place d’espaces de non-mixité ne sont pas utiles et essentielles au combat féministe », précise-t-elle. Les choses évoluent pourtant. Au sein du collectif Nous Toutes, des aménagements ont été entrepris pour faire respecter le droit à la déconnexion. « En semaine, les boucles sur lesquelles nous échangeons sont inactives à partir de 21 h 30 et les échanges ne reprennent qu’à 8 h 30 le lendemain », explique Caroline De Haas. Au sein d’Osez le féminisme !, les modes de gouvernance ont été changés : « Nous privilégions le consensus au vote », indique Céline Piques. Plus longue, plus difficile, cette méthode nécessaire au bon fonctionnement de l’association connaît encore quelques défauts. « Ce n’est pas non plus disposer d’un droit de veto », explique-t-elle. Et quand il y a désaccord, cela peut se solder par un départ (volontaire) de l’association.

Mais, pour faire valoir ces pratiques et ces valeurs, encore faut-il les faire connaître et susciter l’intérêt du plus grand nombre. Si les féministes comptent à leur actif un certain nombre de victoires, elles peinent encore à avoir une influence politique concrète. « Quand, au mois de novembre 2019, nous avons mis 150 000 personnes dans la rue pour manifester contre les violences sexistes et sexuelles, personne ne nous a appelées pour monter quelque chose ensuite, personne ne semble vouloir créer des connexions avec nous », déplore Caroline De Haas. À l’intersection de plusieurs luttes – écologiste, sociale, raciale, anticapitaliste –, les féministes sont pourtant (et paradoxalement) en périphérie des mouvements sociaux et ne sont que trop rarement intégrées aux initiatives collectives. La raison ? « Parce que c’est un truc de meufs ! », raille Caroline De Haas. Le machisme a la vie dure.

(1) Amsterdam, 2019.

(2) Webs of Power : Notes from the Global Uprising, de Starhawk, a été partiellement publié en France en 2004 puis en 2016. Texte intégral : Quel monde voulons-nous ?, Cambourakis, 2019.

(3) La Démocratie féministe : réinventer le pouvoir, Marie-Cécile Naves. Calman-Lévy.

(4) Ne nous libérez pas, on s’en charge, Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, La Découverte.

Société
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