Les remous d’une séparation

Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? La sociologue Gisèle Sapiro s’attelle à cette question via les affaires Matzneff, Polanski, Maurras et consorts.

Christophe Kantcheff  • 16 décembre 2020 abonné·es
Les remous d’une séparation
© Jérôme Panconi

Souvenons-nous. C’était au début de cette année 2020, qui nous a réservé plus d’une surprise. Le livre de Vanessa Springora, Le Consentement (Grasset), montrait l’emprise profonde et délétère que l’écrivain Gabriel Matzneff avait exercée sur elle adolescente. Tandis que la polémique faisait rage après l’attribution d’un César à Roman Polanski, ayant déclenché une vive réaction de la part d’Adèle Haenel et son départ de la cérémonie.

Même si la crise sanitaire est depuis passée au premier plan des préoccupations, les débats enclenchés par ces affaires, précédées par d’autres, ne manqueront pas de ressurgir. Ils pourront bénéficier de la réflexion que publie aujourd’hui la sociologue Gisèle Sapiro. Cette spécialiste de l’engagement des intellectuels et des rapports entre littérature et politique (1) s’est arrêtée sur cette question essentielle et complexe, qui donne le titre de son livre : Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?

Autant le dire tout de suite : l’auteure ne cherche pas à donner des réponses définitives mais bien plutôt à mettre en perspective et à donner quelques clés d’approche. Elle ne s’en tient pas pour autant à une posture commode de neutralité. Gisèle Sapiro livre sa position, qu’elle qualifie d’« intermédiaire », c’est-à-dire « qui, sans nier les rapports entre morale de l’auteur·e et morale de l’œuvre, appelle à ce que les œuvres soient jugées de façon relativement autonome, selon des critères spécifiques aux champs de production culturelle, à condition qu’elles ne comportent pas d’incitation à la haine contre des personnes ou des groupes en raison de leurs origines, de leur sexe ou de leurs préférences sexuelles, ni d’incitation à la violence physique ou symbolique ». Ce qui revient aussi à se prononcer au cas par cas. Plutôt que d’adopter un point de vue systématique, il s’agit de privilégier l’analyse particulière. Ce qu’elle fait avec Matzneff et Polanski, mais aussi avec les affaires Orelsan et Exhibit B, et en abordant des auteurs dont le problème tient à leur engagement politique, que ce soit Céline, Rebatet, Maurras, Heidegger, Günther Grass ou Peter Handke (excellent chapitre sur l’auteur du Malheur indifférent, prix Nobel 2018).

Avant de passer aux travaux pratiques, Gisèle Sapiro rappelle combien « les notions d’auteur et d’œuvre sont des constructions sociales, auxquelles sont associées des croyances qui varient dans l’histoire et entre les cultures ». Rien de naturel ni d’évident ici. Les interrogations sur « qu’est-ce qu’un auteur ? » – titre d’une célèbre conférence de Foucault – déterminent un certain nombre de points, comme celui du périmètre de l’œuvre (exemple : quel est le statut de la correspondance de Flaubert ?). L’adage « le style, c’est l’homme », qui trace une étroite identification entre l’homme et l’œuvre, ne trouve-t-il pas sa limite quand Gary devient Ajar ? La figure moderne du narrateur a-t-elle irrémédiablement séparé l’auteur de ses personnages ? Doit-on s’en tenir aux intentions de l’auteur quand l’appropriation d’une œuvre, à sa réception, peut s’avérer très -différente ?

C’est à la lueur de ces développements théoriques que Gisèle Sapiro en vient à sa deuxième partie sur « les auteurs scandaleux ». Outre les éléments accablants – de natures très dissemblables – qui concernent chacun d’eux, elle souligne la responsabilité des médiateurs, commentateurs, critiques, jurés… Que ce soit ceux qui ont permis la reconnaissance de l’œuvre de Matzneff, ode à la pédocriminalité, le déni de l’antisémitisme comme partie prenante de la philosophie d’Heidegger, ou la tentative heureusement avortée de commémorer nationalement Maurras. Le fil de ses analyses passe par la prise en compte des arguments développés d’un côté par les tenants de « la liberté de l’art » (mais pourquoi prendre comme représentant de ceux-là l’affligeant Pierre Jourde ?) et de l’autre par celles et ceux qui relativisent cette liberté en y introduisant des déterminants éthiques, sociaux et politiques.

Gisèle Sapiro se réjouit des controverses qu’ont suscitées ces affaires, qui attestent de « la vitalité du débat démocratique » dans les médias et l’espace public, et qui ont révélé, notamment grâce aux luttes en faveur des minorités, des situations flagrantes de sous-représentativité ou de discrimination. Néanmoins, comme Adèle Haenel l’avait précisé à propos des films de Polanski, l’auteure s’oppose à ce que la critique légitime se transforme en volonté de censure. Une limite qui n’est pas toujours respectée dans le feu des polémiques…

Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, Gisèle Sapiro, Seuil, 240 p., 17 euros.

(1) Paraît simultanément, dirigé par Gisèle Sapiro, un Dictionnaire international Bourdieu, CNRS éditions, 1 000 pages, 39 euros.

Culture
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