À Barbès, un havre pour dames

La distribution de protections périodiques aux femmes en situation de précarité permet à l’ADSF de leur proposer un parcours de soins global.

Patrick Piro  • 13 janvier 2021 abonné·es
À Barbès, un havre pour dames
© Mathieu Menard / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Dans la pièce d’accueil, la volubilité de Céline, d’Adama ou de Mam Marie impose l’ambiance. Quatre bras chacune, les yeux partout, du tact et une tonne de bienveillance. « Tiens, voilà ton thé. Vas-y, tu peux manger tous les gâteaux ! » Regard interrogateur de l’interlocutrice. « Certaines n’ont pas mangé de la journée, il faut être vigilante… » Dans une salle au sous-sol s’alignent des vêtements et des chaussures donnés par des particuliers. « Il te faut un pantalon ? Viens, on va choisir ensemble. » Ces « femmes-repaires » de l’Association pour le développement de la santé des femmes (ADSF) (lire encadré page 18) savent aussi manier ce qu’il faut de fermeté. On canalise gentiment une habituée qui vient tous les jours réclamer un petit quelque chose. « J’ai un loyer de 400 euros, je n’arrive pas à payer, et un fils drogué qui me demande de l’argent tout le temps. » Du shampooing et une serviette à celles qui viennent pour une douche, veiller à l’ordre de passage dans les trois cabines. Dans une salle annexe, de petites alcôves ont été aménagées de lits picots pour celles qui veulent se reposer. Une mère pousse la porte, son bébé dans un kangourou. Il y a des albums et des jouets pour enfants. « Ma chérie, tu n’es pas venue prendre tes couches en décembre ! » On lui en tend un paquet ainsi qu’un kit d’hygiène, prévu pour un mois : savon, crèmes, shampoing, dentifrice, déodorant, lingettes, rasoir. « Et des serviettes hygiéniques. On en met souvent deux paquets. C’est la demande numéro un des dames, qui veulent aussi des explications sur les protections périodiques », témoigne Adama Gomez, à l’accueil.

Fin d’après-midi, l’agitation tombe d’un coup dans la pièce d’accueil du tout nouveau local de l’ADSF, boulevard Barbès, dans le nord de Paris. De lourdes pensées flottent dans le silence. Sur les sofas, une petite dizaine de femmes guère pressées de repartir. Pas seulement à cause du froid. La plupart vivent dehors ou dans des situations déplorables. « Nous pratiquons un accueil inconditionnel, résume Camille Le Berre, chargée de communication à l’association. Nous voulons que cet endroit soit le leur, un libre-service accessible sans préalable. »

Femmes-repaires, points d’appui forts

C’est un jeu de mots entre repère, paire et Repaire, le nom donné au local de l’ADSF. Un temps bénéficiaire de l’association, ces « femmes-repaires » sont restées pour aider, jusqu’à devenir d’indispensables piliers de l’accueil des « dames ».

Céline Nkaleu arrive du Cameroun vers 2017, pour obtenir la prise en charge d’un enfant gravement handicapé. Depuis, elle attend un titre de séjour. Début 2020, elle entre en contact avec l’ADSF et finit par offrir bénévolement ses services. « J’ai une formation de nutritionniste. » Elle s’occupe de la composition des collations et de l’accueil, en échange de tickets repas et d’une indemnité de transport. « Femme et africaine, ça peut aider à gagner la confiance de certaines, notamment quand il s’agit de protections hygiéniques. » Adama Gomez a fui la Guinée-Bissau en 2015, pour des raisons politiques. Sa demande d’asile est en suspens. « J’étais à la rue, gare du Nord. » En 2017, une connaissance lui conseille l’ADSF, pour trouver de l’aide. « J’étais en galère, mais pas question de rester sans rien faire. » Adama devient femme-repaire à plein temps – accueil, stocks, maraudes, kits d’hygiène. Sage-femme diplômée, elle anime même des groupes de parole, notamment sur les protections menstruelles. « L’autre jour, une dame se présente, on lui a dit qu’il y avait des vêtements à récupérer. J’ai expliqué le travail de l’association. Son problème ? Elle n’a pas de carte de séjour, ni même de couverture santé. J’ai pu la briefer : moi, les formulaires administratifs, j’en ai fait le tour ! »

Nombre d’entre elles ont été contactées par une des maraudes qu’organise périodiquement l’ADSF dans les rues, les gares, les hôtels sociaux ou le bois de Vincennes parmi les réseaux de prostitution. Il y a trois ans, l’association comptait une salariée, l’actuelle déléguée générale, Nadège Passereau. Elle emploie aujourd’hui 27 personnes, une croissance vertigineuse justifiée par l’afflux de demandes. En 2020, l’ADSF a vu passer 1 800 « dames », comme on aime à dire dans l’association, « un terme plus affectueux que “femme” », explique Nadège Passereau. Une cinquantaine de nationalités sont représentées dans cette cohorte. La majorité des bénéficiaires actuelles proviennent d’Afrique subsaharienne, après un parcours d’exil. La moitié ont plus de 50 ans.

Le Covid-19 complique la tâche des équipes. Elles sont amenées à pratiquer des mises à l’abri en hôtel, pour permettre l’isolement des personnes positives au virus. Le circuit des maraudes s’adapte : les femmes ont déserté les gares lors des confinements, pour échapper au surcroît de visibilité provoqué par la raréfaction des usagers des transports en commun. « Nous croisons également de plus en plus de jeunes de moins de 25 ans, des étudiantes typiquement », ajoute Camille Le Berre. Un autre contrecoup de la pandémie : elles ont perdu les petits boulots qui les aidaient à subvenir à leurs besoins.

Pour ces femmes, les produits d’hygiène sont un luxe inaccessible. Crèmes de corps (un soin de base pour des femmes vivant toute la journée dehors), lingettes et déodorant, pour une hygiène minimale. Et les protections périodiques. L’association a commencé à en distribuer en 2014 en dépannage ponctuel, via ses équipes mobiles. Un jour de 2017, on questionne une « dame » : si vous avez à choisir entre un sandwich et des serviettes hygiéniques ? « J’achète à manger, sans hésiter. » Quand viennent les écoulements, elle met du papier journal dans sa culotte. Et comment s’y prendre, pour gérer ces opérations intimes, quand on est dans la rue ?

Nadège Passereau est saisie. L’association, qui se consacre exclusivement aux femmes en situation de précarité, décide alors d’ouvrir un accueil « santé » spécifique. « Au fil du temps, nous avons constaté une prévalence extrêmement forte des problématiques entourant les règles : trop abondantes, insuffisantes, erratiques, voire absentes chez la plupart de celles vivant dans la rue depuis longtemps. » Les kits d’hygiène distribués lors des maraudes offrent une entrée en matière. « Les dames sont souvent surprises d’y trouver des serviettes hygiéniques, relate Marine Rofes, infirmière chargée de la coordination des soins à l’ADSF. Ça permet d’engager un échange sur leurs besoins et d’ébaucher un premier lien de confiance. » Car en dépit de la place qu’occupent les soucis générés par les règles, la question reste taboue, souligne la déléguée générale. « Et qu’un tampon hygiénique puisse être considéré comme un produit de première nécessité est loin d’être évident pour elles, toutes origines sociales et culturelles confondues… »

Parler de protections périodiques permet notamment d’aborder les conséquences sanitaires du manque d’hygiène intime. « Mais c’est aussi et surtout un très bon vecteur pour parler de leur santé sous tous ses aspects, et dans un cadre médical qui les protège », explique Marine Rofes. Les maraudes proposent aux femmes de se rendre au local de Barbès, où elles peuvent obtenir un rendez-vous médical, une consultation « psy », une vaccination, un dépistage. « Elles peuvent aussi solliciter un entretien pour une assistance sociale. Nombre d’entre elles ignorent qu’elles ont le droit à une couverture médicale minimum gratuite, aussi nous les incitons à faire les démarches pour l’obtenir », indique l’infirmière. « Aborder la question des règles a aussi une portée symbolique : c’est prendre soin de soi et retrouver de la dignité dans le rapport à un corps maltraité, résume Nadège Passereau. Le nombre de celles qui n’ont pas subi de violences est infime… » Et, petit à petit, les professionnelles de l’association parviennent à aborder des questions encore plus taboues que les règles, telle l’incontinence urinaire, relativement répandue.

Le budget de l’ADSF est couvert à 70 % par des subventions de fondations ainsi que par des dons d’entreprises (1) et de particuliers. En dépit du développement de son activité, l’association est loin de pouvoir faire face à tous les besoins exprimés dans son périmètre d’intervention. La déléguée générale salue, mais avec circonspection, la décision du président de la République, en décembre, d’affecter 5 millions d’euros à la lutte contre la précarité menstruelle. « Mais pour quelles actions concrètes ? Le monde associatif n’a pas attendu cette annonce pour se mobiliser. Et quand on voit où en est déjà rendu un pays comme l’Écosse [lire page 22]_, il n’y a pas de quoi crier victoire… »_

L’association, qui jusque-là s’est essentiellement consacrée au travail de terrain, compte mettre en place en 2021 un comité scientifique afin d’étayer, entre autres, de futures actions de plaidoyer auprès des pouvoirs publics. « S’ils perçoivent de plus en plus la dimension “femme” au sein de nombreuses thématiques, la prise en compte de la précarité menstruelle reste encore bien trop confidentielle. »

(1) L’ADSF a notamment engagé des partenariats avec Marguerite & Cie ainsi que Nana pour la fourniture de protections périodiques bio.

Société
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