Agent orange : Un poison héréditaire

À l’instar du Distilbène, l’agent orange suscite malformations, cancers et autres maladies sur plusieurs générations.

Vanina Delmas  • 20 janvier 2021 abonné·es
Agent orange : Un poison héréditaire
Une femme de 76 ans et ses trois enfants lourdement handicapés.
© HOANG DINH NAM/AFP

En 1961, le président John F. Kennedy donnait son feu vert à l’opération Ranch Hand, qui consistait à déverser massivement des herbicides par voie aérienne pour détruire la forêt du Sud-Vietnam. Objectifs multiples : débusquer les caches des combattants du Vietcong et les affamer en s’attaquant aux ressources agricoles. Pendant dix ans, l’environnement et les êtres humains seront en contact direct avec cet « épandage arc-en-ciel », dont l’agent orange, à partir de 1965. La formulation est belle, la réalité beaucoup moins.

La toxicité des produits était connue des fabricants et du gouvernement américain, notamment celle de l’agent orange, ce cocktail de deux herbicides composé de dioxine. Celle-ci a la particularité d’être très stable, d’avoir un effet durable et de se stocker dans les tissus graisseux, dont le lait maternel… Dans sa thèse consacrée aux conséquences sur la santé de l’agent orange, le docteur en pharmacie Dorian Brunet écrit qu’« au moins 386 kilos de dioxine ont été déversés dans la nature » et que « la dissolution de 80 grammes de dioxine dans un réseau d’eau potable pourrait éliminer une ville de huit millions d’habitants (1) », se référant au rapport Stellman publié en 2003.

La dioxine est une substance cancérigène et tératogène, c’est-à-dire qu’elle engendre des handicaps physiques et mentaux chez les nourrissons. Dans les années d’après-guerre, des maladies, des malformations et des cancers ont été observés chez des milliers d’enfants vietnamiens, mais aussi chez des vétérans américains. Selon l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange (Vava), près de 4,8 millions de personnes auraient été exposées à la dioxine entre 1963 et 2015, vivant dans 20 000 villages directement touchés.

Présente sur le terrain en tant que journaliste, Tran To Nga a été touchée par ces défoliants et poursuit aujourd’hui les -fabricants en justice (lire page 17). En 2011, ses analyses de sang révèlent un taux de dioxine plus important que la moyenne. Et elle souffre de nodules sous-cutanés ainsi que de cinq pathologies reconnues par les États-Unis comme étant liées à l’exposition à l’agent orange : diabète de type 2, chloracné, alpha–thalassémie (maladie génétique de -l’hémoglobine), tuberculose et tétralogie de Fallot (malformation cardiaque congénitale). Cette dernière maladie a causé la mort de sa première fille en 1969. Ses deux autres filles, nées en 1971 et en 1974, ont également des problèmes de santé, l’une étant atteinte de la même maladie de l’hémo-globine, tout comme ses deux petites-filles. « Je tarde à faire le rapprochement avec mes propres ennuis de santé ou ceux de mes proches. Si ma petite Viêt Hai a autrefois succombé à la tétralogie de Fallot, je suis convaincue que c’est de ma faute, à cause du choix que j’ai fait de l’élever dans la jungle […]. À aucun moment, je n’imagine avoir été contaminée », écrit Tran To Nga dans Ma Terre empoisonnée (2).

Les victimes de l’agent orange souffrent de maladies de peau, de troubles hépatiques, neurologiques, cardio-vasculaires, de pathologies de l’appareil urogénital, de malformations de membres mais aussi de troubles psychiatriques. Le lien de causalité entre la dioxine et certaines pathologies n’est pas toujours scientifiquement démontré, mais des recherches se poursuivent dans le monde. En France aussi.

Charles Sultan, professeur émérite en endocrinologie pédiatrique à l’université de Montpellier, travaille depuis des décennies sur les perturbateurs endocriniens et démontre leur effet transgénérationnel. « Nous avons un modèle clinique proche de celui de l’agent orange avec les patients victimes de la catastrophe de Seveso (3), car on retrouve dans les deux cas la dioxine TCDD. Des organes nobles sont touchés : le cerveau, le foie, les testicules et les ovaires. Nous n’en sommes qu’à la deuxième génération, mais nous constatons des malformations de membres, des avortements importants… »

Concernant les victimes de l’agent orange, nous arrivons à la quatrième génération. Et si les traces de dioxine dans le sang sont moins présentes, les handicaps et maladies sont bien réels. L’équipe du CHU de Montpellier poursuit ses recherches sur le Distilbène, médicament prescrit jusqu’en 1977 pour éviter les fausses couches, qui est l’autre exemple très connu permettant de montrer l’effet transgénérationnel. Elle vient ainsi de publier dans la revue scientifique Human Reproduction un article décrivant un cas de cancer du vagin chez la petite-fille d’une femme traitée par Distilbène. Une première au monde qui montre la transmission des effets du perturbateur endocrinien à la -troisième génération.

Laura Gaspari-Sultan, l’une des cosignataires de l’étude, va poursuivre ce travail au sein d’une unité Inserm du Pr Hamamah en recherchant les marqueurs moléculaires de la pollution à la dioxine. L’objectif est de démontrer que les petits-enfants ont des marqueurs génétiques de la contamination par l’agent orange ou un autre perturbateur endocrinien qui peut se traduire par des cancers précoces. « Concernant l’agent orange, je crains pourtant que ce projet soit difficile à mener, car la quasi-totalité de la terre cultivable est contaminée par la dioxine. Il sera donc compliqué de faire la part entre ce qui a été transmis et ce qui a été acquis récemment. Tous mangent des produits contaminés par la dioxine, tous habitent sur des terrains contaminés ou proches de rivières contaminées », souligne Charles Sultan.

En effet, la catastrophe écologique au Vietnam est immense : 2,6 millions d’hectares ont subi ces épandages, détruisant la moitié des forêts de mangroves du pays, ces écosystèmes si précieux. En 1972, le Premier ministre suédois Olof Palme avait ouvert la conférence des Nations unies à Stockholm en qualifiant la guerre du Vietnam d’écocide. « Aucune leçon n’a été retenue des scandales sanitaires et environnementaux passés, conclut le professeur Sultan. Au-delà du problème éthique et sociologique, il y a un problème sociétal, voire de civilisation. En poursuivant l’utilisation de pesticides, nous obérons l’avenir des générations futures. »

(1) L’Utilisation de l’agent orange durant la guerre du Vietnam et ses conséquences sur la santé, Dorian Brunet, 2015.

(2)Stock, 2016.

(3) Catastrophe industrielle en 1976 dans la commune italienne de Seveso.

Monde
Publié dans le dossier
Vietnam : L’agent orange en procès
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