BlackRock : La longue attaque du « calamar géant »

Le géant financier BlackRock et son fondateur Larry Fink font l’objet de deux enquêtes journalistiques décryptant, chacune à leur manière, l’immense puissance du « gestionnaire d’actifs » états-unien.

Erwan Manac'h  • 13 janvier 2021 abonné·es
BlackRock : La longue attaque du « calamar géant »
Larry Fink lors du forum de Davos, en janvier 2020.
© FABRICE COFFRINI/AFP

BlackRock valait bien un livre… Ou deux. Le géant mondial de la finance, en passe de prendre une place prépondérante dans l’économie mondiale, est sorti de l’ombre ces derniers mois. La proximité de son fondateur, Larry Fink, avec Emmanuel Macron, son action remuante sur le CAC 40 depuis 2017 et l’intrusion des militants de Youth for Climate au siège français de la multinationale ont achevé de convaincre l’éditeur Florent Massot qu’il y avait là un terrain journalistique à défricher. Il publie donc la traduction d’une enquête de l’Allemande Heike Buchter, correspondante de Die Zeit à New York, d’une expertise rare sur les arcanes de Wall Street.

Seulement, les événements ont pris une tournure peu banale. Au moment de faire lire à l’autrice la préface ciselée pour la version française par le journaliste français Denis Robert, spécialiste de la finance, cela coince. Côté allemand, la préface déplaît et la toute-puissance de BlackRock intimide. La journaliste craint des actions en justice et que toutes les portes qui s’étaient entrouvertes se referment. « Ils vont nous écraser si vite que nous n’aurons aucune chance de nous en sortir », écrit-elle dans un échange avec l’éditeur français, selon le récit de Denis Robert. Les deux journalistes ont aussi des styles très différents : « Elle est une journaliste financière, moi, je suis un journaliste olé olé, un écrivain bizarre. Cette différence d’approche doit être perturbante », écrit le Français. Qu’à cela ne tienne, la préface devient un pamphlet et Massot finit par publier presque simultanément, fin 2020, deux enquêtes fleuves, en résonance, sur le « rocher noir » de la finance.

Celle de Denis Robert nous entraîne au gré des interrogations de l’auteur dans les méandres d’une machine tentaculaire agissant hors de tout contrôle. Un récit introspectif et personnel, accessible, corrosif, parfois touffu, qui offre au profane une visite guidée d’un phénomène sur lequel les connaisseurs ont encore davantage de questions que de réponses. La seconde est méticuleuse, exigeante et pointue. Elle fourmille d’anecdotes et de secrets de couloirs de Wall Street et décrypte avec une précision clinique l’apparition, « l’ascension secrète » et l’emprise sur l’économie du pape, si ce n’est du dieu, de la finance. Elle décrit étape par étape comment la finance a profondément muté après 2008, par l’action et au profit de ce qu’elle nomme le « calamar géant » BlackRock, tapi dans les profondeurs du secteur.

BlackRock est un « gestionnaire d’actifs ». C’est-à-dire qu’il s’occupe de votre argent, officiellement de manière passive et neutre. Vous voulez jouer vos économies en Bourse ? BlackRock prend tout en charge. Vous êtes banquier, vous cherchez du cash pour développer des affaires et souhaitez commercialiser des placements ? BlackRock vous accompagne aussi dans cette vente – la double casquette est l’une de ses singularités. Ces activités spéculatives sont promises sans risque. Principalement parce que tous les œufs ne sont pas dans le même panier et que les produits proposés aux boursicoteurs (les « ETF », pour Exchange Traded Funds) sont pondérés pour ne pas être dépendants d’une seule valeur.

Larry Fink a fondé sa légende sur une gigantesque bévue survenue en 1987. Celui qui figure parmi les inventeurs des crédits hypothécaires ayant entraîné vingt ans plus tard la crise des subprimes trébuche bien avant les autres et fait perdre 100 millions de dollars à la banque pour laquelle il tripatouille. Après une courte traversée du désert, l’as de la Bourse se spécialise dans l’activité plus monotone et délaissée des obligations (on spécule alors sur des dettes levées par les entreprises auprès des marchés financiers) et fonde BlackRock en 1994. Depuis, son aversion pour le risque est devenue un argument marketing. C’est à BlackRock que les grandes puissances financières de ce monde s’en remettent lorsque tout part à vau-l’eau en 2008. Le méga-manager de fonds est missionné à quatre reprises par la Réserve fédérale américaine, en plein cœur de la crise, pour démêler les portefeuilles des banques ou assureurs en difficulté (Bear Stearns, AIG, Citigroup) et faire le tri dans les créances pourries. Il sera ensuite recruté au chevet de l’Irlande, de la Grèce, de Chypre et vendra son expertise à la Banque centrale européenne. Il jouit donc d’une position privilégiée. Mais cela ne l’empêche pas de continuer à jouer ses propres pions sur les marchés financiers et d’en être même un des principaux acteurs. BlackRock est pétri de conflits d’intérêts, et c’est ce qui le rend séduisant aux yeux des « investisseurs ».

Dans un paysage financier totalement dématérialisé et décorrélé du réel, avec une finance de l’ombre qui ne fait que grossir pour échapper aux nouvelles règles de prudence imposées aux banques, BlackRock assoit son expertise sur l’exploitation automatique des données, le Big Data. Il est l’un des premiers à le faire, dès les années 1990, avec son programme d’intelligence artificielle « Aladdin », qui évalue le risque financier de chaque placement en compilant une masse d’informations, parfois secrètes, venant de ses clients. « Il a accès à la matrice du capitalisme. Il peut lire tous les bilans de pratiquement toutes les sociétés du monde. Il sait ce qui se joue entre concurrents », souligne Denis Robert. Plus BlackRock grandit, plus son « supercerveau » Aladdin devient puissant, au point de s’imposer comme la plateforme unique de la finance mondiale, ce que Google est au web.

De fait, sa position est déjà hégémonique : en 2019, BlackRock gérait 7 429 milliards de dollars d’actifs financiers, plus que les PIB de la France et de l’Allemagne réunis. Il est actionnaire – et vote donc aux assemblées générales – de 17 000 sociétés dans le monde. Il administre indirectement, via son logiciel Aladdin, 21 000 milliards de dollars. Il possède 5 % du CAC 40, ce qui en fait l’actionnaire principal de nombre d’entreprises cotées, dont le capital est extrêmement segmenté. Une puissance incommensurable.

Officiellement, BlackRock est passif et n’agit qu’au nom de ses clients. Mais cela aussi est en train de changer. « En 2020, entre janvier et juin, environ la moitié des assemblées générales auxquelles BlackRock pouvait voter a vu la multinationale prendre des positions opposées à celles du pouvoir en place », affirme Denis Robert. Le géant a aussi pondu un rapport sur l’épargne retraite en France, dont la teneur évoque largement le contenu de la réforme des retraites portée l’an dernier par le gouvernement. Son directeur pour la France, Jean-François Cirelli, a d’ailleurs reçu la breloque d’officier de la Légion d’honneur le 1er janvier 2020, en plein débat sur ladite réforme.

Larry Fink a également son rond de serviette au forum économique de Davos et c’est une de ses filiales qui conseille la Commission européenne en matière d’environnement. Il faut dire que les « blackrockers » sont mieux informés que nul autre, grâce à Aladdin et parce qu’ils conseillent les vendeurs tout en s’occupant des acheteurs. Officiellement, les activités de conseil et de gestion d’actifs sont séparées par une « muraille de Chine ». Or la liste des conflits d’intérêts est longue, mais BlackRock échappe à nombre de règles imposées aux grandes banques, étant considéré comme un « simple gestionnaire d’actifs ». « Il est hors de contrôle. Hors-sol. Loin du monde des vivants, des travailleurs, de l’économie », tranche Denis Robert.

Il brasse pourtant des quantités d’argent telles qu’il peut faire, défaire ou exacerber les tendances. Et l’on connaît les ravages des comportements moutonniers en Bourse. « Un krach n’est rien d’autre qu’un instinct grégaire, qui oriente trop de participants dans la même direction. Il est donc inquiétant que tant de dirigeants du capital mondial voient le monde à travers les lunettes de BlackRock », analyse Heike Buchter. Elle rapporte plusieurs événements témoignant que la machine financière a plus d’une fois montré des signes d’emballement, décuplés par l’emprise de machines comme Aladdin. Ainsi des milliards de dollars qui s’évaporent du Dow Jones en quelques secondes, le cours d’une action qui grimpe sans explication de 11 000 %… Des événements vite épongés, comme en mars 2020 lorsque le Covid-19 fait dégringoler les Bourses. Cette fois, c’est l’intervention massive des banques centrales qui permet de maintenir le système sur pied. « Les banquiers centraux – et donc nous tous – ont une fois de plus sauvé Wall Street », résume la journaliste allemande.

Ces deux lectures ne sont pas de tout repos, mais elles contribuent à faire comprendre une histoire abstraite, dont l’impact sur nos vies est en réalité immense et de plus en plus prégnant. « Le monde appartient désormais à BlackRock, résume Heike Buchter. Nous n’y sommes que des locataires. »

Larry et moi. Comment BlackRock nous aime, nous surveille et nous détruit, Denis Robert, Massot, 304 pages, 19 euros.

BlackRock. Ces financiers qui s’emparent de notre argent, Heike Buchter, Massot, 416 pages, 22,90 euros.

Idées
Temps de lecture : 8 minutes

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