Stocamine : Une « bombe à retardement » sous les pieds des Alsaciens

Le gouvernement vient de trancher pour un enfouissement définitif des déchets hautement toxiques du site de Stocamine. Au grand dam des élus et des écologistes, qui redoutent une catastrophe.

Vanina Delmas  • 27 janvier 2021 abonné·es
Stocamine : Une « bombe à retardement » sous les pieds des Alsaciens
Des militants manifestent sur le site de Stocamine, à Wittelsheim, en Alsace, le 5 janvier 2021.
© SEBASTIEN BOZON/AFP

L’annonce est tombée comme un couperet le lundi 18 janvier : les déchets ultimes enfouis sur le site Stocamine, dans le Haut-Rhin, ne remonteront pas à la surface. La ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, a mis un point final à une histoire qui agite l’Alsace depuis plus de trente ans. « Les avantages potentiels d’un déstockage des déchets ne sont pas démontrés et celui-ci présenterait des risques significatifs pour les travailleurs, tandis que la réalisation du confinement dans des conditions optimales est indispensable pour assurer la protection de la nappe d’Alsace », a-t-elle argué. Les 42 000 tonnes de déchets composés d’arsenic, d’amiante, de cyanure et de mercure continueront de dormir à 500 mètres de profondeur.

Un coup de massue pour les élus locaux, les associations écologistes et les citoyens qui se battent depuis des années pour faire reconnaître la pertinence du déstockage. Leur colère provient d’abord de la méthode employée par la ministre. Répétant qu’elle ne voulait pas qu’une telle « décision soit prise d’un bureau parisien », Barbara Pompili s’est rendue le 5 janvier à Wittelsheim, à quelques kilomètres de Mulhouse, pour une visite du site et une réunion publique (en ligne) pendant laquelle elle a joué la carte du sentimentalisme en évoquant son grand-père mineur. En conclusion, elle promettait d’examiner tous les arguments afin de donner sa décision à la fin du mois. Or, la veille, elle confiait au journal L’Alsace avoir « une préférence a priori » pour le confinement total de la mine. Et la sentence est tombée seulement quelques jours plus tard.

Sur Twitter, le député (LR) Raphaël Schellenberger, corapporteur du rapport parlementaire de 2018 qui préconisait la poursuite du déstockage des déchets, dénonce le « cynisme » de la ministre : « L’écologie et le principe de précaution, c’est pour se faire élire. Une fois aux affaires, circulez et laissez faire les technocrates ! » « Nous nous sommes sentis un peu bernés, les élus locaux se sentent sûrement humiliés face à cette logique du “cause toujours tu m’intéresses”. Ce n’est pas notre conception de la démocratie ! s’indigne Yann Flory, porte-parole du collectif Destocamine, qui regroupe quatorze associations et organisations syndicales (1). La ministre place une bombe à retardement sous nos pieds et hypothèque gravement l’avenir des générations futures. »

L’amertume des partisans du déstockage des déchets s’est nourrie de ces décennies de léthargie administrative, de cascades d’études et de promesses politiques non tenues. La première remonte aux origines du projet. Dans les années 1990, l’idée de reconvertir les mines de potasse en site de stockage de déchets semble une solution pour ne pas rompre avec le passé minier de la région. Ce site unique en France ouvre en 1999 avec l’ambition d’enfouir 40 000 tonnes par an et d’atteindre 320 000 tonnes de déchets, tout en garantissant la réversibilité du projet, c’est-à-dire la possibilité de sortir les fûts et sacs en cas de problème, ou au bout de trente ans. « On devait descendre les déchets de classe 0, ceux qu’on ne sait pas traiter en France, et les surveiller pendant trente ans, confirme Jean-Pierre Hecht, qui a travaillé pendant dix-sept ans à l’exploitation de la potasse avant d’être retenu pour le projet Stocamine. Pendant ce temps, des centres de recherche devaient être créés pour plancher sur une solution de valorisation ou de neutralisation des déchets. On y a cru, on y a mis corps et âme. » Cet ancien mineur et délégué syndical CFDT raconte avoir défendu ce projet pour maintenir les emplois directs et indirects, et pérenniser le savoir-faire minier local.

En 2002, un incendie se déclare à cause du non–respect des conditions d’exploitation et précipite la fermeture du site, qui n’aura jamais été rentable. La question n’est plus de savoir quelle quantité de substances toxiques enfouir, mais de décider de leur avenir. Ainsi, la notion fondamentale de réversibilité revient dans le débat, brandie par des associations écologistes et des élus. « Dès le départ, on nous a présenté le projet avec cette magnifique option de réversibilité. Or tous les promoteurs du projet savaient que rien ne ressortirait du fond de cette mine », raconte Yann Flory.

Outre le manque de volonté politique, la réversibilité du projet a également été empêchée par le manque d’entretien des galeries de stockage et par des erreurs d’appréciation concernant l’évolution géologique. « Les prévisions relatives à la fermeture des cavités de sel ont en effet été optimistes : alors qu’était initialement attendu […] un rétrécissement de moins d’un centimètre de hauteur par an, cette évolution a été en pratique beaucoup plus importante. [Il] serait de 21 millimètres par an en moyenne, ce qui signifie qu’il peut atteindre 4 à 5 centimètres par an dans certaines galeries », est-il expliqué dans le rapport parlementaire de 2018. Un rétrécissement des galeries retenu comme principal obstacle au déstockage par la ministre, qui fait valoir en priorité les risques encourus par les travailleurs en charge d’un tel chantier. Ainsi, au fil du temps, les sources d’inquiétudes se sont multipliées, car les contenants des déchets dangereux se sont détériorés, les doutes sur la nature des produits stockés se sont renforcés, la stabilité géologique semble moins sûre et les risques de propagation des substances toxiques augmentent.

Ce casse-tête s’est transmis de ministre en ministre, sans aucune prise de décision catégorique. Selon Jean-Pierre Hecht, « depuis 2003, tout le monde se réfugie derrière des dizaines d’études, qui ont contribué à jouer la montre. De 2014 à 2017, l’État a quand même décidé le retrait des déchets mercuriels [2 000 tonnes, NDLR]_, reconnus comme les plus dangereux, mais c’était juste un petit cadeau pour calmer les opposants. »_

La résistance au confinement illimité des déchets ultimes a tenu le choc malgré les années, notamment pour préserver la nappe phréatique d’Alsace, la plus grande d’Europe, qui se situe juste au-dessus de Stocamine. Plus le temps passe, plus le risque de contamination de cette réserve précieuse qui alimente en eau potable des millions d’habitants français, suisses et allemands augmente. Mais quand ? Impossible de répondre à cette question. Selon le rapport de l’enquête publique (2016), « le scénario retenu comme le plus probable est celui d’une montée des eaux dans les galeries de la mine par infiltrations au droit des anciens puits […]. La durée de remplissage est incertaine (entre 70 et 300 ans), mais ce remplissage sera inéluctable. »

Barbara Pompili a promis une enveloppe financière de 50 millions d’euros pour protéger la nappe phréatique, une compensation qui ne semble pas à la hauteur des enjeux. « Je crois qu’elle a tendu la perche à ceux qui militent pour la dépollution des dépôts orphelins en surface, très nombreux en Alsace. Il est effectivement urgent de régler toutes les pollutions, mais opposer la pollution en surface et celle en souterrain nous dérange ! Et ces 50 millions d’euros promis ne suffiront jamais à tout dépolluer », avertit Philippe Aulen, membre de l’association Eau en danger. Il a déjà été annoncé qu’une partie de l’argent servira à la dépollution du site de Wintzenheim, où se nichent des tonnes de résidus de lindane. Cet insecticide, classé comme cancérogène, est un vestige d’une ancienne usine de produits chimiques fermée depuis 1996.

Les espoirs des partisans du déstockage complet de Stocamine s’envolent. Interpeller l’opinion publique et mobiliser les élus reste l’ultime option. Le 22 janvier, ils ont profité de la visite du Premier ministre, Jean Castex, au siège de la collectivité européenne d’Alsace (CEA) à Colmar pour publier une tribune intitulée « Stocamine, chronique d’un désastre écologique annoncé », signée par des dizaines d’élus, dont des eurodéputés. Frédéric Bierry, président de la CEA, a directement interpellé le Premier ministre sur le sujet. Il s’était déjà engagé dans un communiqué : « Si Madame la ministre craint d’effectuer ces travaux de déstockage, la collectivité européenne d’Alsace, elle, se propose d’en prendre la maîtrise d’ouvrage en demandant à l’État de lui verser les 456 millions d’euros prévus pour ce déstockage. » Le temps long de la préservation de l’environnement et du principe de précaution n’a pas pu rivaliser avec le court-termisme politique.

(1) Acces, AC Langenzug, Alsace-Nature, Bund, CLCV-68, Gaïa, Perspectives actions citoyenneté cernay et environs, Thur Écologie transport, CFDT Mineurs, CFTC-CMTE, CFTC Mineurs, CGT Mines et UMMA CFDT.

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