À l’hôpital, de l’anormal au banal

Face à l’épidémie qui dure, les hôpitaux se sont installés dans un quotidien lancinant qui pèse sur les soignant·es. reportage dans un établissement d’Île-de-France.

Erwan Manac'h  • 24 février 2021 abonné·es
À l’hôpital, de l’anormal au banal
À l’hôpital Bicêtre, en région parisienne.
© ARTHUR NICHOLAS ORCHARD/AFP

Magali*, infirmière aux urgences, se raconte sans lâcher l’écran des admissions du regard. Un sourire généreux derrière le masque, son bonnet de protection vissé sur le crâne, elle retrace une année de pandémie qui lui semble encore presque irréelle : il y a eu le temps de la mobilisation générale, le contrecoup, une nouvelle routine qui s’installe et, au bout du compte, une fatigue tenace qui devient de plus en plus difficile à endurer.

La « salle d’attente couchée » des urgences, où les patient·es attendent sur des brancards d’être pris·es en charge, est encore vide ce matin-là. « Aux urgences, c’est tout ou rien », souffle Magali. Une semaine plus tôt, il a fallu déclencher une réunion de crise afin de débloquer des lits pour les patient·es contraint·es de passer la nuit dans cette salle d’attente. Une situation qui n’a rien d’exceptionnel dans ce gigantesque hôpital de la région parisienne, où un groupe de syndicalistes a accepté de nous organiser une visite discrète (1). « Nous sommes habitués à travailler dans des conditions tendues, mais c’est un facteur d’anxiété supplémentaire, nous avons peur de mal faire notre travail », confesse Magali.

L’infirmière aborde néanmoins l’hypothèse d’une troisième vague sans angoisse particulière. Certes, à l’échelle nationale, les hôpitaux ont été priés de se préparer à un passage en « plan blanc » de niveau 2, qui permet aux responsables d’établissement d’annuler les congés et de réquisitionner le personnel. Les opérations non urgentes commencent à être déprogrammées pour dégager de la place. Mais la pandémie est désormais répartie sur l’ensemble du territoire – alors que la première vague a surtout sévi en Île-de-France et dans le Grand Est – et tous les hôpitaux peuvent accueillir des malades atteints par le coronavirus. La situation n’a donc rien de comparable avec celle qu’a connue en mars 2020 cet hôpital, choisi pour accueillir tous les cas Covid de son département. Le nombre de lits de réanimation avait plus que triplé et sept services avaient été entièrement dévolus à cette infection encore méconnue, pour un total de 320 lits d’hospitalisation. Le personnel soignant a dû faire face alors à des pathologies associées qu’il n’avait pas l’habitude d’affronter.

Aujourd’hui, une seule des quatre unités de réanimation est réservée aux cas de Covid-19 les plus sévères, calfeutrée derrière une bâche en plastique scotchée à l’entrée du couloir. Les autres malades du Covid-19 hospitalisé·es, une centaine environ, sont traité·es comme des patient·es presque ordinaires et dispersé·es dans les différents services en fonction des pathologies développées. L’hôpital tourne donc normalement, hormis le fastidieux rituel d’habillage et de déshabillage que les équipes soignantes doivent respecter à chaque fois qu’elles pénètrent dans une chambre Covid.

Rétrospectivement, les soignant·es gardent un souvenir contrasté de la première vague.  « La trouille » les accompagnait quotidiennement, mais la mobilisation générale avait fait surgir une solidarité professionnelle encore jamais rencontrée. Les cadres étaient sur le pont de 8 heures à 22 heures et, en dépit de la gravité de la situation, toutes et tous éprouvent aujourd’hui le sentiment du devoir accompli : « Aux urgences, je n’avais jamais fait autant de réunions. Tous les jours, nous faisions le point sur ce qu’on savait de -l’épidémie. Ça évoluait tout le temps, mais nous étions en phase, nous avons su réagir », glisse Nathalie*, quadra hyperactive et infirmière elle aussi aux urgences. « Vivre un plan blanc comme celui-là dans sa carrière, c’est quelque chose d’enrichissant professionnellement », complète Magali.

Quels stigmates la période a-t-elle laissés sur les équipes ? « En réanimation, la mort est déjà une composante quotidienne de notre travail », souligne Édouard*, un jeune infirmier aimable et direct, attablé dans la salle de pause du service de « réa ». C’est donc surtout pour les personnels en renfort, qui se sont portés volontaires ou ont été affectés en provenance d’autres services sans avoir l’habitude du travail en réanimation, que le choc a été brutal. Pour les autres, le contrecoup est arrivé un peu plus tard, à la fin de l’été, une fois passées la première vague du Covid-19 et les semaines éprouvantes qui ont suivi pour rattraper tous les soins qui avaient été retardés. « Lorsque la deuxième vague est arrivée, nous avons compris que ça allait durer longtemps. Pour certains, ça a été dur à encaisser », lâche Nathalie. Les applaudissements de 20 heures, les repas livrés à l’hôpital et les boîtes de chocolats à ne plus savoir qu’en faire s’étaient taris et, lorsque les soignant·es ont pu recommencer à prendre du repos, durant l’été, certain·es se sont paradoxalement effondré·es.

« Cet automne, cela a été dur surtout pour les plus jeunes, ceux qui ont normalement une vie sociale dense à côté du boulot, qui n’avaient plus de soupape pour décompresser à cause du couvre-feu. Ceux-là ont morflé », raconte Luc*, délégué du syndicat SUD Santé à l’hôpital, qui a constaté à la fin de l’été une importante vague de départs. « Nous n’avons jamais vu autant de monde toquer à la porte de notre local syndical pour demander comment se mettre en disponibilité », témoigne-t-il. Nathalie confirme : « Nous étions tous solidaires pendant la première vague, mais avec la seconde et la fatigue accumulée, tout le monde était à cran, l’ambiance de travail s’est dégradée. Nous sommes aussi retombés dans les vices du fonctionnement des hôpitaux, avec par exemple une tendance à surcharger de travail les infirmiers et les aides-soignants. »

Les annonces du Ségur de la santé – une augmentation nette de 183 euros pour les praticien·nes hospitalier·ères notamment – n’ont déclenché aucune euphorie. Avec des salaires dépassant rarement les 2 000 euros, le geste n’est pas négligeable pour les infirmier·ères, tout comme les 1 500 euros de prime perçus par les soignant·es présent·es pendant la première vague – à l’exception notable des intérimaires. « Mais la France n’est passée, avec cette augmentation, que du 28e au 26e rang au classement de l’OCDE pour le niveau de rémunération des personnels hospitaliers », souligne Luc. Le syndicaliste fustige notamment l’absence d’embauches nouvelles et les fusions d’hôpitaux qui continuent d’entraîner des suppressions de lits dans le département.

Comme tout le monde aux urgences, Magali fait des journées de douze heures, de 8 heures à 20 heures, à raison de cinq ou trois jours travaillés selon les semaines, pour un salaire de 1 800 euros net par mois en début de carrière. Elle se dit rincée, mais garde la vocation chevillée au corps, même si elle se sent empêchée dans son travail par le rythme imposé. « J’ai le temps, techniquement, de faire mes soins, mais je n’ai jamais la possibilité de m’arrêter dix minutes dans une chambre pour discuter avec un patient qui en a besoin », soupire-t-elle. Dans cet hôpital, les soignant·es s’estiment plutôt mieux loti·es qu’ailleurs, grâce à la bienveillance de leur direction. Un détail qui compte : aucune victime du Covid-19 n’est à déplorer parmi les 4 000 employé·es de l’établissement, alors qu’environ 10 % ont été infecté·es, à en croire l’estimation délivrée par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, qu’on juge plausible ici aussi.

L’établissement fait en revanche face à un important problème d’agressivité des patient·es, à cause de la précarité, des difficultés de communication avec celles et ceux qui ne maîtrisent pas le français et des pathologies psychiatriques qui ne bénéficient pas toujours d’une prise en charge spécifique_. « Les agressions verbales, c’est tous les jours, et j’ai connu au moins cinq agressions physiques graves en trois ans et demi ici »_, rapporte Magali.

En réanimation, ce n’est pas le sous-effectif qui chagrine Édouard. La loi prévoit au minimum 1 binôme infirmier·ère et aide-soignant·e pour 2,5 patient·es, alors que les autres services tournent souvent avec un ratio de 1 pour 6. Mais il souffre d’un manque de reconnaissance. « Les infirmiers mériteraient une prime en réanimation, parce que nous sommes polyvalents et nous faisons des soins très techniques, comme des dialyses »,juge l’infirmier de 35 ans, dont déjà quinze à exercer à l’hôpital, qui émarge à 2 100 euros net par mois.

La situation reste critique dans beaucoup d’hôpitaux. Le recours systématique aux intérimaires pour pallier les absences pose un important problème d’intégration dans les équipes. Et les directions butent souvent sur un manque de candidats. Mais, malgré ce tableau peu reluisant, « vous ne trouverez pas de résignation chez les soignants, prévient une infirmière détachée à temps plein pour son syndicat. Quoi qu’il arrive, ils continuent de prendre soin, c’est leur principale qualité et leur principal défaut, car c’est ce qui a permis aux gouvernements successifs d’ignorer les mobilisations et les grèves. Quoi qu’il arrive, les services continuent de tourner ».

(1) Cette visite non autorisée devient le seul moyen de mettre les pieds à l’hôpital, car la plupart des établissements refusent toutes les demandes de reportage.

  • Les prénoms ont été modifiés.

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