Eslanda Goode Robeson : Au cœur de l’Afrique coloniale

Le passionnant journal de voyage de l’anthropologue Eslanda Goode Robeson, tenu en 1936, est publié pour la première fois en français.

Pauline Guedj  • 3 février 2021 abonné·es
Eslanda Goode Robeson : Au cœur de l’Afrique coloniale
Essie Goode Robeson et son mari, le chanteur Paul Robeson.
© Abram Shterenberg/AFP

En 2018, le musée du Quai Branly consacrait une exposition au musicien-acteur-­militant africain-­américain Paul Robeson. Constituée de documents d’archives et de captations filmées entre les années 1920 et 1960, celle-ci montrait Robeson dans ses collaborations avec des activistes caribéens et africains, et relatait ses relations complexes avec l’Union soviétique. L’exposition s’inscrivait dans le cadre plus large d’une réflexion menée au musée sur les luttes globales contre le colonialisme et, dans un article publié dans ces pages (lire Politis du 25 juillet 2018), nous avions vu dans cette manifestation le signe d’une possible évolution des études africaines en France, études qui pendant trop longtemps ont laissé de côté le panafricanisme.

Trois ans plus tard, la parution en français du texte d’Eslanda Goode Robeson Voyage africain dialogue avec l’exposition du Quai Branly et continue d’œuvrer à la prise en considération des luttes alliant Africains et Africains-­Américains. Sarah Frioux-Salgas, responsable de l’exposition sur Robeson, en est à l’initiative, alors que l’auteure du texte, Eslanda Goode Robeson, n’était autre que l’épouse du chanteur. Plusieurs fois au fil du récit, il est question de la célébrité de son mari dans les terres africaines qu’elle visite. Plusieurs fois aussi, ses réflexions témoignent des riches échanges intellectuels qui la lient à son époux, rappelant au passage l’importance des femmes dans les mouvements anticolonialistes et panafricains.

Eslanda Goode Robeson est une figure fascinante du pan­africanisme en ce qu’elle allie dans son approche combat politique et sens de l’observation informé par sa discipline académique, l’anthropologie. « Essie » est née en 1895 à Washington d’une mère suffragette, militante du droit des femmes noires et soutien de l’activiste socialiste de Harlem Hubert Harrison. À New York, à l’université de Columbia, elle étudie la chimie, avant de diriger en pionnière – la première femme noire à occuper un tel poste – le département de micro-anatomie du New York Presbyterian Hospital. C’est sur les bancs de Columbia que la jeune femme fait la connaissance de Paul, l’épousant en 1921 et décidant un temps de mettre sa carrière scientifique de côté pour accompagner son époux au gré de ses tournées et multiples engagements. Chemin faisant, Goode Robeson fait l’impresario, quelques fois l’actrice, écrit un livre sur son mari, avant de décider en 1931, alors que le couple est installé à Londres, de reprendre ses études, au département d’anthropologie de la London School of Economics. Là, elle prend part aux débuts électriques de la discipline, assistant aux séminaires de Bronislaw Malinowski et côtoyant l’anthropologue néo-zélandais Raymond Firth et l’activiste africain Jomo Kenyatta, alors lui aussi étudiant à Londres.

Voyage africain est une version remaniée du journal de bord tenu par Eslanda Goode Robeson lors de son premier voyage en Afrique, en 1936. Celle-ci embarque, accompagnée de son fils de 8 ans, Pauli, sur le paquebot Winchester Castle, qui l’emmène jusqu’au cap de Bonne-Espérance. La jeune femme passe plusieurs jours en Afrique du Sud, découvre l’Ouganda, le Kenya, le Congo belge, l’Égypte et le Soudan. Dans chacune de ces contrées, elle est accueillie par des militants qui, plus tard, agiront pour la décolonisation, et les notes ajoutées dans le livre témoignent d’un admirable travail de recherche pour resituer et préciser les parcours de ces acteurs. Avec eux, Essie échange sur la situation coloniale, parle d’éducation, informe sur la condition des populations noires aux États-Unis, rappelant inlassablement la nécessité du combat et l’obligation de faire œuvre commune avec toutes les populations colonisées et opprimées de la planète, de l’Asie aux Amériques. Sur son parcours, elle rencontre aussi quelques agents coloniaux, des Belges notamment, qu’elle décrit avec la sévérité qui s’impose, des nobles et dirigeants africains dont elle montre l’autorité, et des travailleurs, éleveurs, agriculteurs, avec lesquels elle réalise des entretiens et qu’elle observe dans leur quotidien.

Pendant son voyage, Essie mène une enquête de terrain chez les pasteurs Toro d’Ouganda. Le texte la met en scène dans cet effort, posant patiemment des questions, assimilant quelques mots des langues locales, parmi lesquels « pourquoi » s’avère être le plus important, et observant les techniques. Techniques d’utilisation du savon, de fertilisation des terres : elle décrit ce qu’elle voit avec précision et s’interroge toujours sur le rôle des acteurs sociaux, les femmes en particulier, dans les tâches qu’elle observe. Dès qu’elle le peut, elle demande à leur parler et là encore assouvit les curiosités en évoquant la position des femmes « à l’extérieur » du continent.

Tout au long du texte, Essie décrit le profond sentiment d’unité qui la lie à ses interlocuteurs. À rebours des anthropologues londoniens qui prônent le regard extérieur comme méthode d’observation, Essie met en avant son impression de communion et en fait le cœur de son ethnographie. Elle aussi est noire, victime de l’oppression, et son séjour lui rappelle souvent l’Amérique ségréguée, où, comme en Afrique du Sud, on ne peut éviter le péril qu’en voyageant avec des personnalités locales. Robeson tire de cette union une fierté qu’elle exprime haut et fort, fierté de partager ce qu’elle conçoit comme une « couleur », un « milieu », une « histoire dense » et « une richesse » que son livre explore avec passion, rigueur et éloquence.

Voyage africain, Eslanda Goode Robeson, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Baptiste Naudy, Nouvelles Éditions Place, 224 pages, 22 euros.

Littérature
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