Information : « La guerre froide continue à servir de référentiel »

Depuis les années 2000, la « guerre de l’information » s’est imposée comme une réalité des relations internationales, et sa maîtrise une nécessité pour les États démocratiques.

Hugo Boursier  • 3 février 2021 abonné·es
Information : « La guerre froide continue à servir de référentiel »
Les plateformes ont d’abord des comptes à rendre aux citoyens, à l’utilisateur, et pas nécessairement à leurs partenaires étatiques.
© JUSTIN TALLIS/AFP

Ingérence étrangère, campagne massive sur les réseaux sociaux, piratage de données confidentielles… Les attaques en ligne sont quotidiennes et elles utilisent une arme bien connue : l’information. Céline Marangé et Maud Quessard dirigent un ouvrage important, Les Guerres de l’information à l’ère numérique. Elles alertent sur les défis démocratiques que posent ces nouveaux conflits.

L’information a toujours été un objet conflictuel, entre les individus comme entre les États eux-mêmes. Qu’est-ce qui change aujourd’hui, à l’ère numérique ?

Céline Marangé : Effectivement, la guerre de l’information est un phénomène ancien. Mais la révolution numérique, en transformant les modes de communication, a bouleversé les rapports que les États entretiennent entre eux et avec leur population. La principale rupture est liée au fait que, désormais, il y a comme une immédiateté, une ubiquité de l’information. Ce changement intervient dans les années 2000 avec l’apparition des messageries instantanées, des réseaux sociaux, des médias numériques, et la diffusion des machines connectées. La période contemporaine est aussi marquée par le passage du statut de consommateur à celui de producteur d’information.

Justement, cette intensification des échanges ne transforme-t-elle pas ces conflits informationnels en une guerre permanente ?

Maud Quessard : Oui, sans doute. Les guerres de l’information se sont imposées comme une nécessité, car c’est un problème qui touche constamment à la souveraineté des États. Pour eux, il faut à tout prix être capable de maîtriser les flux d’informations et les données. Je parle bien de « maîtrise » et non de « contrôle ». Au fond, la distinction entre ces deux termes renvoie indéniablement vers un certain type de régime politique : une démocratie ou un État autoritaire. Ce conflit permanent est aussi rendu possible par son caractère latent : il peut être très explicite dans le cadre de théâtres d’opérations ouverts, mais beaucoup plus insidieux et invisible dans des opérations plus discrètes.

Vous écrivez que cette guerre sans fin est pourtant marquée par un héritage historique qui renvoie à la Guerre froide et à l’affrontement entre deux blocs.

Maud Quessard Directrice « Espace euratlantique » à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire.

Céline Marangé Chercheuse à la division recherches, études et enseignement du Service historique de la Défense.

Les Guerres de l’information à l’ère numérique Céline Marangé et Maud Quessard (dir.), PUF, 456 pages, 25 euros.

Céline Marangé : L’opposition entre la Russie et les États-Unis continue à servir de référentiel pour beaucoup d’acteurs et de commentateurs des relations internationales. On retrouve des outils connus, que ce soit dans l’usage de la propagande, l’action de la désinformation, de la subversion, ou la volonté d’influencer des audiences étrangères. La posture de confrontation de la Russie aujourd’hui est calquée sur cette période de la Guerre froide. Et les gens qui sont au pouvoir au Kremlin ont toujours cette carte mentale.

Maud Quessard : Il y a cette continuité avec la Guerre froide, mais aussi une série de ruptures avec cet héritage qui vont à rebours des idées reçues en ce qui concerne les guerres de l’information. Par exemple, les séparations que l’on a tendance à faire entre États autoritaires et États démocratiques. C’est ce que j’appelle les phénomènes de circulation. Il y a eu des effets de mimétisme et de duplication des modes d’action entre les États-Unis et l’URSS. Plus tard, la Russie a pu aussi copier le système médiatique américain pour poursuivre des attaques informationnelles. Il n’y a ni rupture totale entre les stratégies des États démocratiques et des États autoritaires, ni deux camps séparés dans l’utilisation des outils des guerres de l’information. Ce phénomène de brouillage entre État démocratique et État autoritaire ne fait pas toujours plaisir à entendre. Mais il est bien présent.

Cette difficulté à reconnaître une stratégie éthique, et donc à condamner celle qui ne l’est pas, semble être la caractéristique de cette « zone grise » de la guerre de l’information. Dans cet espace, les démocraties sont-elles les plus vulnérables, car les plus sujettes aux critiques de leur population ?

Céline Marangé : Les démocraties se heurtent à deux grandes contraintes. D’un côté, l’apparition de grands médias alternatifs concurrence les médias internationaux tels que CNN ou la BBC et crée une saturation de l’espace informationnel. De l’autre, et c’est la nature intrinsèque de la démocratie, l’expression et la libre circulation des idées peuvent apparaître comme un obstacle dans la guerre de l’information. En effet, certains utilisateurs des sociétés ouvertes peuvent participer soit de leur plein gré, soit à leur insu, à des campagnes d’influence, à des opérations de désinformation, en relayant des contenus frauduleux et des fausses informations, lesquelles peuvent être spécialement produites pour eux. On le voit avec le développement de l’intelligence artificielle et des contenus ciblés, qui ont migré de la publicité vers la géopolitique. Ce phénomène suscite de grandes inquiétudes pour les sociétés démocratiques.

Maud Quessard : Cette technologie est une arme très efficace dans les conflits asymétriques qui caractérisent les guerres de l’information. La Russie et les États-Unis l’utilisent bien sûr, tout comme l’Iran ou la Corée du Nord, qui, à moindre coût, pourront atteindre leur objectif de subversion. Ces conflits invisibles sont ceux de cette zone grise, en effet, dans laquelle un État autoritaire et un État démocratique peuvent utiliser les mêmes armes.

Céline Marangé : Sauf que, dans ce combat à armes égales, la vulnérabilité me semble être plus grande dans les sociétés ouvertes. Nous avons étudié cinq pays autoritaires et cinq démocraties. Les objectifs sont assez similaires : immuniser la population et protéger les infrastructures. Sauf que, dans un régime autoritaire, les méthodes ne seront pas les mêmes que dans une démocratie. Pour immuniser la population contre ce que les dirigeants perçoivent comme des intrusions étrangères ou des influences indésirables, le régime autoritaire va procéder à des mesures de blocage et de filtrage d’Internet pour empêcher l’accès à certains sites. Il va aussi créer ou adopter des lois pour pouvoir poursuivre en justice les citoyens qui exprimeraient des opinions contraires, et ce afin de favoriser l’autocensure. Une démocratie comme la France va aussi essayer d’immuniser sa population, mais elle mettra l’accent sur l’éducation aux médias, l’information du public, la nécessité de faire en sorte que les enfants apprennent à décoder les messages…

Vous étudiez précisément la stratégie ou les réactions de pays en particulier, mais il n’y a pas d’analyse spécifique sur l’Union européenne. Comment s’articule la question des guerres de l’information à cette échelle ?

Céline Marangé : Les Européens réfléchissent à la question de la lutte contre la désinformation depuis 2015. En 2018, les pays membres ont établi un plan d’action et un code de bonne conduite. Plus récemment, le Digital Services Act a pu faire entendre une certaine voix européenne sur le sujet des Gafam. Pour les géants du numérique, il s’agit aussi de se couvrir en travaillant de concert avec ces acteurs publics ou institutionnels. C’est un enjeu important car il permet de montrer que ces « coalitions » ne sont pas forcément un alliage entre différents États, mais un ensemble d’acteurs publics et privés.

Justement, parlons des Gafam. Quel est le rôle de ces multinationales ?

Maud Quessard : Les plateformes ont d’abord des comptes à rendre aux citoyens, à l’utilisateur, et pas nécessairement à leurs partenaires étatiques. Donc, quand elles mettent en place une forme de régulation des contenus, elles le font parce qu’elles sont redevables vis-à-vis de leurs membres. Par exemple, Facebook ne supprime pas des contenus de pays étrangers dont l’objectif serait de créer une forme de déstabilisation. Pour l’instant, la charte de bonne conduite consiste seulement à prévenir des contenus qui peuvent inciter à la violence – une philosophie consensuelle, initiée à partir de 2010 pour lutter contre le jihadisme. C’est ce qu’ont fait les autorités américaines et Facebook concernant les supporters de Trump qui ont pris d’assaut le Capitole.

Cette attaque montre l’instabilité des démocraties, que l’on pourrait croire toujours bien installées. Quelles doivent être leurs priorités ?

Céline Marangé : Les États démocratiques ont un rôle très important à jouer dans l’éducation aux médias. Ils doivent faire en sorte que les citoyens soient éclairés et mieux préparés pour affronter les fausses informations et les manipulations auxquelles ils vont nécessairement faire face à l’avenir. Ils doivent aussi être capables de préserver l’intégrité des processus électoraux. En discréditant les régimes ouverts et la possibilité de l’alternance en fonction du choix des citoyens, les États autoritaires sapent les fondements de la démocratie. Il incombe aux pouvoirs publics de prendre en considération ces risques et de réfléchir à la meilleure manière de les contrer. Par exemple, en France, il y a eu une loi en 2018 pour empêcher les tentatives de manipulation et de déstabilisation étrangères pendant les élections. C’est un mécanisme qui dure trois mois, et seulement pour les scrutins nationaux. Ce dispositif reste assez mal vu par une partie de la population, et peut-être même par une partie du lectorat de Politis, parce qu’il y a cette crainte de la censure d’État qui interdit les voix d’opposition.

Maud Quessard : D’ailleurs, ces tentatives d’irruption numérique dans les périodes électorales ne sont pas forcément menées par des acteurs étatiques. Dans ce nouvel âge des guerres de l’information, les réseaux nationalistes et complotistes sont très actifs. Pour les démocraties, ils sont un relais particulièrement inquiétant dans l’écosystème de propagandes autoritaires. Il est nécessaire qu’elles les prennent en compte.

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